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Mythanalyse de l'insularité / Sous la direction de Orazio Maria Valastro - Hervé Fischer / Vol.17 N.1 2019

Le fripon divin en Sicile : mythanalyse et prospective à Saint Nicolò l'Arena

Christian Gatard

christiangatard@gmail.com

Sociologue, expert en dynamique de groupes et en créativité, fondateur de Gatard & Associés (Paris) - Institut international d'études qualitatives.


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Federico Barcellona - L'insularité par les images - Lycée Emilio Greco, Catane - Quatrième édition Thrinakìa, prix international d'écritures autobiographiques, biographiques et poétiques, dédiées à la Sicile

 «Nous vivons aujourd’hui avec autant de mythes que les Grecs ou Égyptiens anciens dont nous pensons que leurs histoires sont fausses, nous avons autant d’histoires aujourd’hui pour expliquer notre vie que les Grecs et Vikings en avaient» Hervé Fischer, Teatro Romano, Catane, 21 mai 2018.

 

Lors d’un précédent voyage, survolant le Détroit de Messine, j’avais aperçu Charon manœuvrer sa barque sur l’Achéron. Il approchait du Styx et mon vol de son terme. A l’époque – c’était l’année précédente – il avait l’élégance d’un torero quand les énormes blocs de rocher menaçaient son convoi et semblaient déterminés à l’anéantir. Charon, impassible, attendait leurs charges bravaches, les esquivait, en triomphait. Cette fois, depuis le même hublot du vol Easy Jet Orly-Catane de 07:10 je ressentais toute autre chose.

 

On a beau avoir d’immémoriales expériences, me disais-je, on n’en mène parfois pas large quand on charrie les morts vers les grands trous de l’espace-temps. Charon à la manœuvre avait donc toujours un certain style mais il me semblait percevoir en lui quelque chose comme un manque de concentration, de lucidité peut-être. Les rochers le menaçaient sans trêve. Il les évitait, certes, mais, me semblait-il, avec une maladresse qui seyait mal à sa réputation. Je me fis la remarque que c’était peut-être la mort récente de Stephan Hawking qui le perturbait. Je n’étais pas trop convaincu. Certes, le savant au corps flétri avait énoncé que les trous noirs étaient une porte vers un autre univers, mais Charon devait savoir depuis longtemps de quoi le Styx était le nom. C’était son job après tout que de présenter ses clients devant la porte de l’Enfer. Pourquoi semblait-il aussi embarrassé ?

 

Une explication me vînt. Ce matin-là Charon transportait Hawking lui-même. Le savant était dans la barque. Les dates coïncidaient. Les tracasseries administratives d’Hadès pouvaient très bien avoir ourdi l’affaire, retardé le convoi pour qu’il coïncide avec ma présence à Catane. Je méditais. Le Prince des Morts était-il vraiment dans le coup ? Rien de sa part ne m’étonne vraiment. Sa Perséphone d’épouse se joue de nous en permanence, elle fait disparaitre puis réapparaitre les saisons, faisant croire à leur mort puis à leur résurrection. Depuis la nuit des temps notre cerveau archaïque s’angoisse à la possibilité d’un non-retour de saisons. Rien n’est acquis, murmurent nos antiques neurones.

 

Un cerveau plus récent à qui on ne la fait pas sait très bien que le printemps suit l’hiver. C’est marqué dans l’annuaire, dans les éphémérides, dans les brochures des Tour Operators. Un autre cerveau encore timide, encore en construction et qui semble dédié à la pensée prospective, profite d’une situation nouvelle qui, de nos jours, met à mal les atermoiements de Perséphone : «il n’y a plus de saisons !». L’épouse d’Hadès ne tient plus son monde. La faute au dérèglement climatique. Hawking estimait que nous étions proches du moment critique où la situation allait devenir irréversible.

 

Charron devait avoir le sentiment de supprimer le messager qui avait découvert la réalité. S’il n’était pas le responsable de sa mort il devait certainement porter la culpabilité de sa disparition. D’où sa navigation à l’apparence malhabile. Je soupçonne Hadès d’avoir tout manigancé pour que je sois le témoin de l’affaire : la vengeance de l’Olympe contre un héros qui dévoile ses secrets. Le Prince des Enfers voulait me donner une leçon, m’effrayer, me faire taire peut-être. M’empêcher de prendre la parole au Colloque auquel j’étais invité.

 

Mais le trouble du nautonier mythique, ses maladresses étaient un message caché que je n’eus pas trop de mal à décrypter. Charon est un psychopompe. Peut-être le plus célèbre de tous. Hermès est aussi psychopompe mais il a tant d’autres cordes à son arc qu’on s’y perd un peu. Certes il est envoyé par Zeus (du monde d’En-haut) pour traiter avec Hadès (du monde d’En-Bas) mais je ne l‘ai pas vu à travers le hublot. Odin chez les Germains, Anubis chez les Égyptiens, Saint Michel et Saint Christophe du côté de chez nous… aucun n’arrive à la cheville de Charron qui guide dans la nuit de la mort, se fait passeur entre le monde des vivants et le monde des morts, transporte et déplace les âmes d’un plan vers l’autre. A la croisée de la vie et de la mort, du ciel et de l’enfer, Charron et ses pairs sont, au carrefour des connaissances, ceux qui révèlent et qui dévoilent. Mais Charron, c’est Charron. Autant de raisons pour qu’Hadès et Perséphone se méfient de lui. Tous les dieux se méfient de Charron.

 

Familier des deux mondes, il peut être soupçonné d’être un agent double. Ce matin-là le doute (ou l’espoir selon le camp dans lequel vous êtes) n’était plus possible. Les derniers soupirs des morts innombrables gisant dans sa barque n’avaient-ils pas charrié des secrets connus de lui seul et dont il pourrait se servir pour  faire chanter les Dieux – dans les acceptions possibles de chantage et de chants des aèdes qui colportent leurs aventures depuis la nuit des temps. Hadès et Perséphone étaient en mission commandée par l’Olympe. Kill the messenger. Le cri retentissait sur le détroit de Messine. Ils n’avaient pas tort de se méfier. Charron cherchait à me faire apercevoir depuis le hublot quelque chose d’important. Quelque chose qui n’entrait pas dans l’agenda autorisé. Or ce que je voyais était une scène primitive, violente et énigmatique : la pénétration du trou noir par le corps abimé du savant. Charron imaginait sans doute que le spectacle resterait une énigme comme celle du Sphinx aux carrefours des trois routes jusqu’à l’arrivée d’Œdipe. Je ne me prends pas pour ce dernier mais le message était clair. Quelque chose se tramait sous l’avion ; Charron cherchait à me le dévoiler, il comptait sur moi pour décrypter. Il y avait là-bas un message, une vérité, une révélation.

 

La mission d’Hadès et Perséphone, couple infernal s’il en fut, carabosse et malveillant, était de cacher cette vérité le plus longtemps possible. Mais les Dieux sont naïfs. Ils ont vécu trop longtemps sans lire nos classiques. Savent-ils que le récit de leurs incartades est réécrit par le Docteur Watson ou par Camilleri qui justement situe ses romans en Sicile ? Savent-ils seulement lire ? Il ne me fallut pas très longtemps pour comprendre que la scène depuis le hublot suggérait le fantasme de parents en pleine copulation, scène primitive s’il en fut[1].

 

Je compris. Le Styx était le vagin de Gaïa. Il ne s’agissait pas d’une symbolique sexuelle mais de quelque chose de plus large, de plus intense. La pénétration de la terre même par la science incarnée par la dépouille d’Hawking! Et que de ce coït non plus primitif mais eschatologique allait surgir le monde de demain. C’était à l’évidence un coup monté du Fripon Divin. Je n’étais pas au bout de mes peines mais la fête mythanalytique pouvait commencer et je passais derechef les portes du Monastère Bénédictin de Saint Nicolò l'Arena, à Catane.

 

Le lieu est immense, palais d’arcades et d’infinis couloirs débouchant sur des salles vertigineuses où courent les étudiants et de rares curieux. L’Etna au loin derrière chaque balustrade. Il me fallut trouver la bibliothèque circulaire où sont protégés des manuscrits blanchis par le soleil qui s’incruste depuis les fenêtres en ogive et en hauteur. C’est là que m’accueillit Orazio Maria Valastro, maitre de cérémonie et inventeur de Thrinakìa, institution créative et facétieuse dédiée à la Sicile, ses auteurs et ses imaginaires. Hervé Fischer était l’invité d’honneur de ce colloque sur la mythanalyse de l’insularité. Luc Dellisse, vieux complice, subtil écrivain de son destin, était venu développer ses idées sur Robinson Crusoé et moi sur le Fripon Divin. Vu que c’est le sujet de cette contribution il va bien falloir que j’en parle tout à l’heure. Ce que je ferai avec prudence et circonspection : on a compris qu’il faut être prudent avec la chose.

 

Cette prudence implique qu’on donne quelques clés de lecture. A commencer par celle de la mythanalyse. De quoi est-elle la figure ? Cette rencontre entre la mythologie et la psychanalyse : est-ce un oxymore ou une chimère ? La première possibilité est tentante. C’est la convocation des grands récits fondateurs, archaïques, traditionnels et collectifs et celle de l’exploration des profondeurs de la psychologie. Leur arrimage est-il contradictoire ? Le rapprochement est de fait inattendu. C’est la nature de l’oxymore : une forme de clair-obscur de la pensée qui peut créer une surprise chez le lecteur peu familier des travaux d’Hervé Fischer. C’est peut-être l’effet recherché. Exciter la curiosité. Partir à l’aventure de la pensée. Repousser les limites du savoir.

 

La seconde idée – la chimère – est plus ambivalente. La chimère est un animal fabuleux : tête de lion, ventre de chèvre, queue de serpent. Donc mythologique. Ce qui entre dans la logique narrative qu’on va voir. Je concède au lecteur que d’une façon plus prosaïque et contemporaine une chimère est un projet séduisant mais irréalisable. On ne va pas lâcher l’affaire pour autant. On connaît l’adage «ils l’ont fait parce que c’était impossible». Il va donc falloir s’en tenir à la source antique du concept et compter sur l’intelligence et la faconde des participants de ce colloque pour démontrer l’efficace du propos fischérien qui s’inscrit dans ce que l’humanité a toujours fait : inventer des outils.

 

La mythanalyse propose de créer un nouvel instrument de navigation temporelle et sociologique pour comprendre le monde, son histoire, un peu de son destin. Si dans la marmite on ajoute une pincée de prospective cette potion magique pourra servir de feuille de route à un avenir qui va bien finir par advenir. On a lu plus haut que la configuration prospectiviste de notre cerveau était en gestation. Le colloque avait pour mission plus ou moins secrète ou tacite d’en explorer les balbutiements. Le terme de balbutiement, lui aussi, peut être trompeur. Cela fait plus de vingt ans qu’Hervé Fischer en a formulé les premières approches. Cela fait plus de 10 ans qu’il m’a initié à ses arcanes. Pour autant en ais-je fait le tour ? Et lui ? Et Luc ? Hervé Fischer se proposa de répondre le premier. Il s’agissait pour lui ce matin-là de nous montrer comment «il prépare le véhicule mythanalytique», un peu comme on prépare un navire avant une coursetransocéanique. Ce colloque faisait office de contrôle technique.

 

Penchons-nous sur la machine telle qu’Hervé la pense : il propose en premier lieu qu’une structure primordiale fonde notre relation au monde. Pour lui la matrice de la genèse des mythes est dans la relation entre la mère, le père, le nouveau-né et l’autre, c’est-à-dire le corps social. Il a cette formule : «lorsque le fœtus est accouché c’est le monde qui nait à lui et non lui qui vient au monde». En l’écoutant, la scène du matin du Styx dévorant Hawking me revînt à l’esprit. Avais-je assisté à un coït mythanalytique immédiatement suivi par une naissance ? Dans la mythanalyse fischérienne tout commence par la structure primordiale du carré parental. Il le rappela. C’était donc bien ça. J’avais vu juste. Easy Jet m’avait permis d’assister (sans traumatisme) à la scène. La haute technologie avionique était de mon côté. Les outils les plus modernes autorisent les investigations les plus téméraires, les connections les plus audacieuses. J’avais déjoué les pièges du Prince des Enfers. Hadès avait voulu me faire prendre des vessies pour des lanternes. Mais Hadès n’est pas aussi malin qu’Hermès que je vais convoquer plus loin. Hermès n’aurait pas laissé Charron désemparé. Il aurait pris le contrôle de la barque. Je n’y aurai vu que du feu. Hermès serait devenu Charron le temps du coït. Bien son genre !

 

On constate, continua Hervé, un fonctionnement pérenne : les récits mythiques s’adaptent à chaque époque. Ils ont aussi une capacité radicale à se recréer à travers les fictions contemporaines. Bingo ! C’est exactement ce que nous comptions faire. Nous étions en Sicile pour une radiographie mythanalytique de l’île. Orazio nous attendait sur ce thème, dont acte. La mythanalyse ne doit pas son existence à l’île mais notre présence ici impliquait qu’on la confronta à ce sujet, parce qu’on y avait été invité, parce que les mythes îliens méritaient eux aussi d’être mythanalysés. Le destin de ce colloque se révéla au fur et à mesure. Les histoires de table qu’on se racontait devant les calamars grillés et les spaghettis alla pomodoro étaient révélatrices : le but clandestin de notre présence à Catane était de traquer les mythes secrets, de révéler les non-dits cachés derrière les récits évidents, connus de tous et partagés.

 

Ce fut, de fait, à table que les premières manifestations de la réalité de notre enquête se révélèrent : Sylvie Dallet, compagnon de route, professeur des universités, savante et souriante experte des mythes de la création, parlait des îles à contre cœur, parce que les îles ne l’intéressent pas trop mais elle fit surgir du fond de l’Océanie et de la première partie du 20ème siècle la figure totalement mythologique et tout autant réel de l’Abbé Rougier, inattendu propriétaire de l’île Christmas et de ses cocoteraies. Sylvie avait bien annoncé sa quasi détestation des îles et dans la foulée évoquait les Iles du Salut qui virent arriver le Capitaine Dreyfus. Luc, fin connaisseuse de l’affaire, relança face à elle : l’île du Diable, l’île du Malin. A ce moment de l’échange je confessai in petto mon incertitude : le Diable ou le Salut ? L’un dans l’autre ? L’un et l’autre ? L’île du Fripon divin ?

 

Je me remémorai Charon dans sa barque matinale et malmenée. Je préparai mon intervention. Je n’avais pas du tout prémédité d’évoquer Hawking ni à aucun moment de le présenter comme un fripon divin. Pourtant l’effet de contagion par analogie commençait de me saisir. Si Charon est le psychopompe le plus estampillé comme tel, qu’en était-il du Fripon Divin ? Je n’avais pas exploré cette piste de type billards à trois bandes : Charon, Hawking, Fripon Divin. Je me sentis un peu pris de court et m’intéressai à nouveau à la conversation comme le nageur essoufflé à sa bouée de sauvetage.

 

Luc et Hervé savent y faire, ils saisissaient au vol les concepts-oiseaux qui passent en nuée, vols solitaires des grands auteurs ou vols en escadrilles de concepts sociétaux repris dans les magazines : l’île refuge ou l’île forteresse ? Ils opposaient en levant leurs verres de vin noir local la pensée continentale, urbaine et fabulatrice à la pensée insulaire, rurale, rude, réelle. Les joutes intellectuelles étaient jouissives pour qui savaient y faire. Hervé avançait que l’émotion était le symptôme de notre relation au mythe. Je compris qu’il estimait que la technologie qui débouche sur la mondialisation nous impliquait dans le monde avec une connaissance immédiate et totale du monde et en même temps une consolidation de soi. Autrement dit deux forces radicalement opposées et non moins radicalement complémentaires étaient en jeu. Les deux forces (centrifuge et centripète) établissaient entre elle «des relations de suivi et de nécessité». C’était Luc qui venait d’utiliser cette expression pour la conférence qu’il allait donner le lendemain sur l’île de Robinson Crusoé. Je la lui empruntais illlico.

 

Hervé extirpa de son assiette un petit poulpe aux tentacules vibrantes et luisantes : et voilà fit-il triomphant et l’air effectivement ému. C’est ce qui permettait d’augmenter la conscience de chacun et la conscience de la planète. Ce poulpe était-il une île ? Hervé forçait-il la métaphore ? Il me sembla que les huit appendices de l’octopode sacrifié pour la cause évoquaient davantage un archipel qu’une île. Cela faisait-il de nous des archipels éclatés façon puzzle ? Étions-nous pris dans une force centrifuge inéluctable ? Demandai-je. A dire vrai je ne sais plus si j’ai vraiment formulé la question car aussitôt Luc intervînt. A cet imaginaire de dispersion (ces tentacules qui partent dans tous les sens) que proposait le céphalopode sur le point de disparaitre dans l’estomac d’Hervé, Luc avança que la grande affaire de l’esprit était de trouver son unité. Les choses s’éclairaient petit à petit. La conversation prenait la tournure dont j’avais besoin. Les forces centrifuges c’était l’imaginaire de la dispersion, de la diffusion, du cosmique fischérien. Elles bravaient les forces centripètes à la recherche de l’unité, de la concentration, de l’homme dellissien. Il y avait là le terreau d’une controverse féconde. Luc conclut par un aller et retour de sa fourchette vers son assiette de spaghettis dont l’enchevêtrement savant et facétieux évoquait mieux que tout autre métaphore la substance de notre conversation. «Le travail de réunification pouvait commencer». C’était encore une phrase de Luc.

 

C’est ainsi que quelques heures plus tard je délivrai le Fripon. Dans la double acception de l’idée de délivrance : il me fallait en parler et ce faisant le délivrer de sa propre mythologie peu connue du grand public. J’eus à cœur de lui rappeler, au public, que mon approche de la prospective se situe entre l’intérêt culturel (prendre de l’avance sur l’avenir, s’y préparer) et le légendaire (comprendre les rouages profonds de l’histoire des hommes, interroger les mythes, émouvoir, repérer notre place dans la longue durée). Je me rendais compte en le disant que je m’inscrivais dans les traces d’Hervé sans plus savoir si cette conviction et cette pratique dataient d’avant notre rencontre ou s’il m’avait indiqué cette voie. C’était peut-être ce qu’on appelle s’asseoir sur les épaules des géants. La salle était pleine et italienne. J’ai l’habitude de présenter mes sujets de conférence en me servant de murs d’images envoyées à partir d’un video-projecteur. J’utilise le moins de mots possibles mais ils sont parfois utiles. Je ne doutais pas que quelques étudiants liraient le français mais par prudence j’avais décidé de confier la traduction de ces textes à Google Translate. Orazio me félicita de la qualité de mon italien. Cette friponnerie me réjouit encore. La haute technologie peut être facétieuse.

 

Le Fripon Divin qui est aux Dieux ce que l’île est au continent. J’entamai ma conférence par cette phrase finalement assez sibylline voire alambiquée au premier abord mais qui s’avère au fur et à mesure que je la contemple et peut-être plus encore maintenant que je rédige ce texte parfaitement illustrer mon propos : le Fripon Divin incarne le mythe de l’allégeance rebelle. Mais avant d’en dévoiler la consistance et l’arôme je vois bien que mon public n’a manifestement aucune idée de qui est le Fripon Divin. Je m’occupe donc de le présenter.

 

Le fripon divin est présent dans toutes les cultures. Il joue des tours pendables, possède une activité désordonnée incessante, une sexualité débordante. Il est une personnalité chaotique, à la fois bonne et mauvaise, une sorte de médiateur entre le divin et l'homme. Ce qui ne peut manquer d’évoquer pour le lecteur attentif l’entame de ce texte et l’évènement auquel il a assisté au-dessus du Détroit de Messine. Le Fripon Divin passe avec facilité de l'autodérision au sérieux le plus total ; mourir, renaître, voyager dans l'au-delà et conter sont certains de ses attributs. Il est indispensable à la société : sans lui, elle serait sans âme. Claire Dorly, psychanalyste jungienne, parle de sa dérangeante diversité dans les registres de l'ombre : c’est bien à ça que sert un psychopompe, non ? Explorer les zones d’ombre… celles que cache Scylla, la nymphe transformée en monstre marin par Circé et qui terrorise les marins.

 

Les anglo-saxons nomment le trickster. C’est le coyote des Apaches, toujours le premier à enfreindre les règles. Dans les contes africains c’est le Décepteur. Tout aussi malin, il sert de critique sociale. S’il est une créature mythique des légendes, il est aussi une composante de notre âme. Celle qui permet à l'enfant et plus tard à l'adulte d'avoir ce dialogue intérieur qui lui permet de se situer dans le monde et de grandir toujours, de se renouveler toujours. La plasticité des mythes n’est pas une légende. Les mythes se réinventent, se modifient. Cette idée est au cœur de la mythanalyse. Je partis de ce constat pour situer le rôle symbolique de l’île : être au continent ce que le Fripon est aux dieux. Lui nargue et désarçonne ; l’île défie, se fait refuge ou forteresse. Je ne me suis pas aventuré avec les étudiants italiens du côté du jeu sonore trop tentant de l’île qui s’entend « il » alors que c’est « elle » qui agit et que le défi du futur est bien celui du féminin… c’était trop compliqué.

 

Me suffisait d’évoquer les héros espiègles et narquois que sont Maître Renart, le grand rusé du Moyen-Âge, Till l’espiègle, le saltimbanque malicieux de la littérature populaire du Sud de  l’Allemagne, Loki, dieu nordique de la tromperie et de la ruse, Puck et tant d’autres, certes masculins, mais les  femmes leur damnent souvent le pion: Lilith, à la fois aérienne et chtonienne, dotée d’une sexualité illimitée et d’une fécondité prolifique, tout en étant symbole de frigidité et de stérilité. Épouse, fille et double du diable, elle rassemble les côtés négatifs attribués à la féminité archaïque, celle qui ne peut être l’épouse de l’homme. Elle serait pourtant la première femme d’Adam. Virée. Elle a une revanche à prendre. Elle le fera. En la rencontrant, vous avez devant vous une prédatrice armée jusqu’aux dents, d’une beauté qui vous glace et vous émeut. C’est une entrepreneure, guerrière pour défendre ses biens, marchande pour vendre son butin. Quel que soit l’état du monde, elle sera du bon côté du manche. Ishtar, la Dame de Babylone, associe les opposés, provoque leur inversion, brise les interdits. Elle unit en elle deux fonctions apparemment opposées, étant facteur d'ordre et de désordre, incarnant les normes aussi bien que la marginalité, C’est une déesse bipolaire, paradoxale, réunissant donc ce qui s'oppose. C’est la femme ultime, elle incarne l'image d'un féminin libre de toute tutelle masculine, donc l'inverse de la norme dans une société patriarcale.

 

Ne font-ils pas autre chose tous ces héros plus ou moins fréquentables qu’incarner l’allégeance rebelle. Aujourd’hui il faut bien faire allégeance à un certain nombre de choses : la planète à protéger ; les estomacs à remplir ; la technologie qui n’en fait qu’à sa tête ; le monde qui est cruel et injuste … Et c’est surtout l’idée qu’il y a mieux à faire que s’indigner. En prenant de l’avance sur le futur en rejetant les conventions, en apportant à la société humaine une énergie inspirée par les pratiques les plus créatives, les plus iconoclastes de l’histoire universelle. L’allégeance rebelle est là pour inspirer, impulser, tenter des coups, jeter les dés…on n’anticipe pas le futur, on le crée ! C’est à ça que sert l’île dans l’imaginaire… sinon dans la réalité. Procurer une légion d’expériences, un tsunami de combinaisons de possibles…

 

Dans l’Odyssée combien d’îles pour combien d’aventures différentes pour le rusé Ulysse ? « L'effet-île » concentre dans l'Odyssée les représentations du désir amoureux, mais aussi de l'abandon et de la solitude et surtout, l'aimantation indéfectible de l'île ... L'île, surtout lointaine et inconnue, nourrit un rêve dont elle est le miroir, une sorte d'Éden qui associe la symbolique de l'île à une philosophie de l'ailleurs. L’île est l’autre, l’ailleurs. L’île stimule l’imaginaire, c’est le lieu ultime de soi l’island en anglais : le « I », land dit la psychanalyste Martine Estrade. L’inquiétante étrangeté de soi ? J’ai envie de lire : l’inquiétant fripon en soi. Tout cela est bel et bon mais à quoi cela sert-il en dehors du plaisir d’être partie prenante d’un colloque savant et chaleureux, plutôt autoclave, plutôt du côté des forces centripètes ? Comment réconcilier les forces centrifuges et les forces centripètes ? Comment le Fripon Divin chevauchant l’allégeance rebelle va-t-il faire de la prospective auto-réalisatrice, performative ?

 

Je l’avais écrit dans un livre, je le redis ici. Tout d’abord on va changer les façons de faire. On ne va plus s’insurger vainement contre l’ordre du monde, on va s’inscrire dans ses diktats comme le surfeur dans la vague, entrer dans ses lignes de codes et les manipuler comme n’importe quel hacker. On va spéculer que les forces de l’histoire sont d’irrésistibles marées dont les almanachs sont enfin lisibles, que les mythes anciens sont les scripts du futur. Et on va, au cœur du système, introduire des interférences, des court-circuita et autres petites facéties. Dans une ère d’allégeance rebelle, on ne va pas penser que tout est écrit, que l’histoire se répète et qu’il n’y a qu’à lire la partition. On va la reprendre, la mettre à nu, en garder les trames et on va s’autoriser des processus d’improvisation, donc de créativité. C’est peut-être la meilleure, voire la seule façon d’avancer. On va accepter qu’il y a une nature humaine qui a de la suite dans les idées et depuis longtemps.

 

Exit, donc, l’idéologie de la table rase, de la politique de la terre brûlée intellectuelle ou politique. On fait allégeance c'est-à-dire qu’on accepte de lui obéir, à la nature humaine – un tant soit peu. Non pas, encore une fois, que ce soit radicalement nouveau : les historiens, les penseurs patentés, les intellectuels et les politiques nous ont alertés sur le besoin de comprendre l’histoire pour chevaucher le présent. Sur le papier on est plutôt d’accord. Mais il y a un nœud difficile à trancher qui reste en travers de la gorge : ne nous a-t-on pas asséné depuis des siècles que nous étions prométhéen, que nos mythes fondateurs étaient là : nous libérer de la tutelle des dieux, ruser (dérober le feu), au risque de se faire pincer (se faire dévorer le foie) ? Avec Prométhée on s’invente la vie, on change tout. Innover, bouleverser, disrupter. Panache prométhéen.

 

C’est bien joli mais ça ne marche pas si bien que ça dans la vraie vie. On se demande si tous ces efforts sont bien nécessaires. On se dit même que Prométhée s’essouffle. Son mythe c’est l’apport de la connaissance aux hommes. Il a du plomb dans l’aile. La connaissance ? Tant d’efforts, tant d’énergie dépensée, tant de sacrifices, tant de barouds d’honneur, de charges de cavalerie depuis des millénaires pour en arriver à cette situation mondiale qui rend perplexe les plus optimistes et fou de rageurs les plus virulents. Nous étions synchrones avec Hervé Fischer : «la mythanalyse est au bout du compte une tentative de lucidité de l’imaginaire collectif et individuel qui me détermine, qui détermine une société». La prospective est l’horizon de cet imaginaire. Nous avançons vers lui en énonçant des scenarios, installés vaille que vaille sur les épaules des mythographes de l’histoire humaine. J’aurais bien aimé dire tout ça en italien. Ça aurait eu panache.

 

Épilogue

 

Devant la Cathédrale de Sainte Agathe, la ville de Catane portait sa sainte patronne en procession. Les marchands de fleurs avaient envahi les rues. Les églises et les chapelles avalaient les fidèles en procession et les recrachaient en confetti dans les ruelles avoisinantes. Les images et les statuettes de la protectrice des nourrices, des martyrs, des victimes de viol et de torture, nous accompagnèrent jusqu’à la trattoria où Orazio avait proposé que les participants au colloque se retrouvent pour un banquet d’adieu. Les compétences de la sainte étaient bienvenues en ces temps troublés et son casting de nourrice parfaitement justifié pour le carré parental de la mythanalyse fischérienne. Orazio n’avait rien laissé au hasard.

 

Un à un les convives prenaient place. Deux femmes s’assirent en face de moi. Leurs visages m’étaient inconnus mais leurs silhouettes évoquaient de vagues souvenirs. Elles étaient recouvertes de grands châles aux couleurs pastel, un voile léger sur les cheveux. Je jetai un œil vers Luc qui d’une moue dubitative me fit comprendre qu’il partageait mon interrogation. Orazio et Hervé, tout sourire et bonhomie, installés à la gauche des deux femmes, ne les avaient apparemment pas encore remarqués. Peu à peu l’ensemble des intervenants et des organisateurs bénévoles prenaient place. Nous étions nombreux. La table qui m’avait semblée plutôt petite et susceptible de recevoir une demi-douzaine de convives s’étirait au fur et à mesure des arrivées. Ce n’était pas tant ce curieux phénomène qui m’interpella que le mouvement de Luc qui s’était soudain levé et avait tiré une chaise à côté de lui pour accueillir un personnage au visage émacié, habillé d’une redingote élimée et coiffée d’une vague perruque défraichie.

 

- «Welcome Mr Selkirk», fit Luc, pendant que les deux femmes face à lui et au nouvel arrivant leur déclenchaient des sourires lunaires, radieux et, me sembla-t-il, un brin impertinent. Le dénommé Selkirk esquissa une élégante révérence avant que Luc l’aide à s’asseoir. Ce dernier me regarda de côté avec une expression amusée, un brin facétieuse. Je lui renvoyai un regard interrogatif en lui montrant des yeux les deux femmes en face de nous. Ni l’une ni l’autre ne faisait attention à nous.

 

- «Monsieur Selkirk, monsieur Selkirk», lancèrent-elles parfaitement synchrones, «parlez-nous de votre île. Monsieur De Foe n’a assurément pas tout dit et Monsieur Dellisse nous a forcément caché des choses». Selkirk à ses lèvres porta le verre de vin noir que Luc venait de lui préparer puis après l’avoir humé le vida d’un trait.

- «Dame Isis, dame Agathe», commença-t-il, «parlez-moi d’abord de la vôtre». Au même moment la silhouette de Maitre Renart apparut entre les deux dames. Il se tenait debout mais, étant de petite taille, son museau allongé et ses oreilles pointues étaient à la hauteur de leurs visages.

 

- «Monsieur Selkirk, monsieur Selkirk» (il les singeait mais cela ne paraissait pas bien méchant) «ne convient-il pas que nous attendions tous nos hôtes ?». Selkirk regardait son verre vide. Orazio et Hervé venaient de se rendre compte de sa présence ainsi que de celles de leurs voisines.

 

- «Tu as reconnu Sainte Agathe ?» me glissa Luc. Je ne répondis pas. Je voyais Hervé porter son index de droite à gauche. Le trajet de son doigt, partant de Selkirk jusqu’à ses deux voisines et Renart, nous engloba. L’air à la fois étonné et ravi, le mythanalyste semblait à la fois nous bénir, nous accueillir, et nous énumérer comme si nous entrions les uns et les autres dans un grand livre de contes ou de comptes. Au moment où le doigt rejoignit Orazio dans sa ligne de mire un brouhaha se fit derrière nous. Devant le regard stupéfait d’Hervé et de son voisin mais attendri de ses voisines nous nous retournâmes.

 

Stephen Hawking avançait dans une chaise roulante poussée par un homme grand et à moitié nu : Charon lui-même que je ne pouvais manquer de reconnaitre même si je ne l’avais jamais vu que de très haut. Derrière eux un cortège hétéroclite se bousculait jusqu’à entourer la Piazza Duomo comme d’un serpent dragon de carnaval : Su Wu-k’ung, le roi des singes des contes chinois, apparut le premier. L’indomptable, l’incorrigible était accompagné de ses usuals suspects : l’homme à la tête de cochon, gourmand insatiable, et de Tripitaka, le moine candide et naïf qu’il sauve un jour sur deux. Le roi des singes annonçait à qui voulait l’entendre qu’il était descendu voir le Roi des Morts, avait effacé son nom du registre et était devenu immortel. Je cherchai aussitôt si Hadès était quelque part et de fait je le vis au pied de la Fontaine de l’Éléphant la tête tendue vers la hauteur en train d’observer intensément quelque chose que je ne pus vérifier. Le Prince des Enfers du panthéon olympien ne semblait pas préoccupé outre mesure par les fanfaronnades de Su Wu-k’ung. En tout état de cause le spectacle était pour l’instant à nouveau dans la trattoria.

 

Derrière les chinois du Pèlerinage vers l’Ouest, Loki, bel homme au visage de Tom Hiddleston, avançait avec grâce. A ses côtés Bug Bunny grignotait sa carotte. Till Eulenspiegel, bras dessus bras dessous avec Prométhée, se faisait dépasser par Lilith et Ishtar qui se faufilèrent habillement jusqu’à Isis et Agathe qui s’empressèrent de lui faire place, bousculant un Maître Renart hilare.

- «Salut les filles», fit Isis.

- «Isis a été remplacée par Agathe comme protectrice de Catane», nous glissa à l’oreille Orazio qui était venu nous rejoindre. «On lui offrait du lait dans des seaux en forme de sein. Quand Agathe la détrôna, ses seins mutilés qui furent mis à l'honneur».

- «Pourquoi des seins  fit mine de demander Maître Renart qui s’était à son tour approché de nous. «Agathe est aussi la patronne des fondeurs de cloche au terme d’un destin tragique autant qu’ironique. Martyrisée par un consul romain à qui elle se refusait, elle eut les seins tranchés, seins qui furent travestis en miches de pain et en cloches. Cloches qui furent convoquées pour alerter des incendies et des tremblements de terre. Elle est donc aussi la protection contre ces derniers. Et elle va avoir du taf. Vous avez vu ce qui se passe sur la Fontaine de l’éléphant ?».

 

De fait les quatre femmes s’étaient levées et avaient quitté la table pour se diriger vers le centre de la place. Les fripons qui s’étaient invités au banquet, les contributeurs, les garçons du café, les touristes qui n’avaient sans doute pas terminé leur repas, les suivirent. Nous vîmes tous alors ce que contemplait Hadès quelques instants auparavant. Deux jeunes migrantes s’étaient attachées à la colonne entourée par les camions de pompiers et les voitures de la Garde Civile.

- «Un enfant qu’on martyrise … la mythanalyse s’arrête là», avait dit Hervé Fischer la veille.

Les quatre femmes du mythe s’étaient approchées. Elles s’élevèrent du sol, entourant d’un vol circulaire la colonne et les deux migrantes. Elles les prirent dans leur bras puis disparurent avec elles dans la nuit étoilée.

 

Notes

 

[1] J’ai toujours pensé que la réduction de toute analyse à la seule libido n’était pas satisfaisante mais, là, il y avait anguille sous roche.

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