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Regards, imaginaires et représentations du silence / Sous la direction de Bernard Troude / Vol.18 N.1 2020

Chut ! Ici se dessine, se design le futur

Céline Caumon

celine.caumon@gmail.com

Professeur des Universités - Arts & Design - Université de Toulouse.


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La société de consommation n’est pas un système spatial homogène qui se découpe en une pluralité de disciplines qui viendraient remplir des étapes d’un projet global pour occuper des individus tout faits. Cette société est le résultat d’une multitude d’actes de création et d’actions menés dans un silence invasif qui, ajoutés les uns sur les autres, les uns à côté des autres ou les uns avec les autres, forment un tissage cohérent où de « nouvelles » existences émergent, de « nouveaux » modes de vie se lient. Dans ce monde-là, les objets et les besoins s’enchaînent. Les derniers apparus provoquent un phénomène de nouveauté au moment même de leurs obsolescences et actualisent, réactualisent ou annihilent des existants installés depuis des siècles, des décennies, quelques semaines… dont « il faudra voir ce que du commerce ou de la conscience historique l’emportera dans les années qui viennent » (Michaud, 2012, p.328). Mais dans cet environnement mondial et cristallin, une partie de la conception design apparaît encore intoxiquée par d’autres faiseurs de mondes [1] (Flusser, 2002, p.18) plus bruyants que le créateur et plus stratégiques ou « clair-voyants » que le designer-coloriste. Dominée par la « transparence et l’obscénité de l’espace dans une structure où il n’existe plus d’événements » (Baudrillard, 1986, p.29) comme le disait Baudrillard, la société de consommation produit aujourd’hui peu d’altérités vivifiantes, prou de conceptions en dehors du cadre consumériste, de moins en moins de silences producteurs et d’expériences à expérimentations où, selon Georges Didi-Huberman, « l’homme qui marche, sait déjà que l’espace va cesser d’être quotidien. L’homme qui marche entre donc. Mais pour l’instant, l’homme qui marche s’éprouve lui-même comme devenant flou » (Didi-Huberman, 2001, pp.28-29).

 

« Nous sommes entrés dans l’ère de la transparence, qui semble bien structurer désormais tous les aspects de notre vie – du collectif à l’individuel, du politique à l’intime. Naît alors un carcan dans lequel les choses sont lissées, intégrées sans résistance dans les flux de la communication et dépouillées de leurs singularités. Comme sur un marché, tout est exposé, réduit à son prix, privé de récit. Les corps eux-mêmes sont dénués de sens ; les visages perdent leur scénographie ; le temps est atomisé. Nous voilà dans un « enfer de l’identique », où les informations se succèdent sans combler le vide permanent dont nous sommes prisonniers, et où nous n’avons d’autre issue que de liker pour approuver. Ne tolérant aucune faille, la société de transparence nous confronte à un choix : « être visible ou être suspect » (Han, 2018, p.10).

 

Être au carcan, prisonnier d’un collier de fer par lequel, à une époque, on attachait un coupable ou un suspect condamné au poteau d’exposition pour faire bruits dans la cité… le designer, remplaçant du feu artiste au regard d’artisan est découvert de son mutisme volontaire et créateur au profit de la monstration, de la mise en éclat éphémère, des vacarmes médiatiques et économiques, de la bénédiction internationale donnant des pouvoirs enchanteurs aux voisins de la création, aux métiers de la transparence qui font résonner les sonorités de nos conceptions. Cependant, dans cette société d’accélération accumulative en matière de faits, d’objets, d’espaces et de temps où « tout ce qui est passé devient une charge » (Han, 2018, p.15) et où « le présent se réduit à la pointe bruyante et visible de l’actualité, il ne dure plus » (Han, 2018, p.16), une stratégie créatrice du silence opacifié ne devrait-elle pas être remise au goût du jour pour défendre la réelle charge de l’artiste-designer et les résistances du designer-coloriste ?

 

Chut ! [2] Une expérience de deux silences

 

Je devais avoir une vingtaine d’années. Alors que j’effectuais une insertion professionnelle dans le champ de la création et plus particulièrement de la scénographie, je découvrais, en même temps que la ville de Paris, l’écosystème de l’Opéra Bastille. C’était pour moi, un lieu où lyrisme et design des métiers de savoir-faire se rencontrent pour inventer des tableaux comme des mouvements suspendus évoluant durant une paire d’heures et conçus pour un public qui, la plupart du temps, était conquis par la grâce ou quelque chose dans ce genre-là. Chaque soir de représentation était différent, tout comme le temps diurne de préparation qui s’étalait dans une opposition vivifiante. Dans les moments de pause, en amont du spectacle, je pouvais passer de longs moments à regarder, à travers la paroi de verre de la salle de repos -celle de spectacle n’offrait pas d’ouverture sur le monde extérieur-, le flux et le reflux mouvants de la rue de Lyon, prise dans ce bruit lointain et anonyme, car située là où je me trouvais, je ne pouvais en ressentir que les vibrations. Il y a deux mondes, deux types de silences, peut-être même plus. Celui auquel on appartient en tant que passager, usager, consommateur. Grouillant, bruyant, rapide, obsolescent, léger, constamment sous vitrine et actualisé par une frénésie de l’innovation, du profit ; l’histoire s’y construit par l’accumulation de strates contemporaines et par la succession des générations de plus en plus actualisées à leur tour au point d’afficher désormais une transparence totale. Il en est un autre, aux douze coins feutrés et opaques, dans lequel on peut isoler le passant pour en faire ressortir le contemplateur que nous devons persister à être et le concepteur que nous désirons montrer.

 

Dans les années 2000 à l’Opéra Bastille fourmillait un microcosme intéressant. De l’ébéniste jusqu’au maquilleur, du perruquier en passant par le couturier ou l’ingénieur lumière, du scénographe au peintre, de nombreux corps de métiers se croisaient là, sous l’égide d’une administration secrète, c’est-à-dire d’une hiérarchie finalement placée dans les étages supérieurs et dont on ne croisait que rarement un exemplaire humain. Chaque acteur y avait sa place, son rôle, sa création qu’elle soit réelle ou imaginaire, c’était une société où la contrainte formait la liberté et où la liberté permettait l’action, l’épanouissement d’un collectif. Le spectacle, plus particulièrement l’opéra, était le lien qui structurait polis. Je m’affairais souvent à parcourir les ateliers de création de cet opéra rempli de fantasmagories et de projets qui me semblaient relever à chaque fois d’inventions artistiques et techniques, sans contrainte face au bruyant et au brouillé de l’extérieur.

 

Pause. À ce stade, une impression de tenir dans les mains un énième roman de vie peut faire son apparition. Des ressentis, voilà un sentiment qui peut ressortir d’une entrée en matière formulée à partir de l’expérience de l’auteur. Ce dernier n’exagèrerait-il pas un peu ? Du bruit, des mondes, du temps perdu à contempler, une caricature du passant, l’insertion du mal dans l’imaginaire et le spectacle…Continuons ainsi.

 

« Je peins un monde de lecteurs et de lectures, un océan où je navigue avec des millions d’autres personnes. Et pourtant je suis moi-même presque surpris par ce tableau. Comme s’il portait en lui un présage, une menace qui rode » (Casati, 2013, p.13). Au détour des rideaux de spectacle de ce milieu vivant silencieux, je découvrais que la conception des décors venait, en partie, de cet extérieur décrit ici de façon sonore mais bien possible de décrier davantage, le fameux grouillant. Malgré les multiples savoir-faire présents dans cette ville d’artistes, la création collective qui se construisait pour le plaisir des yeux et des oreilles ne provenait pas totalement des secrets de l’opéra. Pour concevoir un décor, les professionnels des métiers d’art et de l’artisanat, plasticiens, designers ou techniciens lumières, devaient utiliser des données venues du monde-bruyant. Choisir certains tissus, sélectionner la teinte d’une tapisserie murale ou d’une lumière colorée pour un spectacle, relève non pas, non plus, d’une sélection sortie de la cuve du teinturier de Bastille, mais le plus souvent d’un nuancier issu de l’industrialisation de procédés et de process de coloration. Plus particulièrement, d’une certaine veille industrielle du textile, de la lumière et de la couleur. Des nuanciers, liasses ou palettes naissent en effet une sélection de nuances de couleurs et de matières dans laquelle piochent les différents savoir-faire pour construire leurs opéras. Cette facilité -je la nomme ainsi car il s’agit finalement d’une information donnée toute prête qui n’oblige plus à rechercher le savoir-faire ou expérimenter la couleur et le matériau pour construire l’unique, l’originalité-, permet finalement un gain de temps précieux pour le monteur de spectacles. Quelques minutes suffisent pour sélectionner une teinte et passer commande, le métrage arrive dans la semaine, en carton, prêt-à-poser, prêt-à-consommer tel un produit de grande consommation. Cette structuration de la création, au bénéfice du public, permet une rythmique plus rapide dans la planification des spectacles et facilite aussi le montage technique des décors. Chaque saison, chaque programmation annuelle connaît sa propre palette de matières, de motifs et de couleurs, ce qui permet un renouvellement constant des gammes et des effets. L’original (-ité) n’est plus même si la standardisation facilitée l’est encore en demi-mesure. S’il reste en effet de nombreux éléments fabriqués en interne, les transactions import/export entre les deux mondes s’établissent par systémiques de manière plus en plus intensive.

 

Cette facilité du faire pour créer possède un avantage certain face au labeur des métiers de la création mais intègre aussi, au cœur de la création, un colonialisme silencieux de la transparence. Le tableau marquant est curieusement bref. Tout comme l’intrusion du numérique dans la lecture, il « couvre une histoire d’une trentaine d’années à peine, elle aussi commune à tous » (Casati, 2013, p.14) pour reprendre les mots du philosophe Roberto Casati, qui n’est pas ici l’ordinateur mais le métier de tendanceur. En effet, dans une dynamique industrielle déjà bien commencée, suite aux pénuries portées par la période des grandes guerres, les maisons de couture ou les couturières de quartier, tout comme de nombreuses autres professions ont dû faire face à une demande croissante de produits. Outre la naissance du prêt-à-porter (1947) ou de la mise en masse (production en série d’Henri Ford), les politiques choisies en matière de rénovation et d’économie ont permis de relever des nations en partie détruites par des épisodes de catastrophes, et de redonner l’espoir aux peuples. Mais ces directions ont encore érodé de nombreuses « manières » de vivre et de faire. La convergence des médias vouant le changement par le progrès a fait le reste. Presque sans nous en rendre compte, de nouvelles professions sont apparues, de nouveaux modèles de vie se sont développés et nous nous sommes mis à consommer des produits faits et des productions toutes prêtes, puis à renouveler notre intérieur, notre alimentation, notre garde-robe, un peu, parfois, beaucoup, et de plus en plus souvent. Ceux qui n’allaient pas vers cette nouvelle donne étaient rangés comme des archaïques, des luddistes [3] et plus récemment comme des « décroisseurs » de croissance. De la difficulté du faire porter par le labeur issu de l’étymologie même du terme travail à l’organisation scientifique du travail (OST) et ses technologies d’amélioration du temps ; du manque profond de bien-être aux désirs constants et superflus d’inutilités, c’est une extension de plus en plus présente de facilités dévaluant le travail de l’atelier et de l’expérimentation qui a envahi notre quotidien. Le métier de tendanceur appartient ainsi à cette vague du progrès qui, entre 1945 et 1975, s’est installé insidieusement comme une profession organisée et silencieuse facilitant l’acquisition d’un tout composé de presque rien(s). Plus communément nommés bureaux de style ou de tendances, ces antiennes de la créativité sont apparues dans la consommation et dans la création pour pallier le manque de diversité de l’offre en matière de produits et durant une phase de croissance particulière, celle nommée Les Trente Glorieuses, en France.

 

Leur rôle ? Concevoir en amont de la création le futur de la consommation, faciliter le choix des couleurs, des matières, des thèmes, des stylismes et des motifs pour la mise en série en mettant en standard les produits pour les domaines du textile, de la cosmétologie, de l’art de vivre (ce que nous nommons design aujourd’hui), puis de l’alimentaire, de la médiation, de la culture (culture design et industries culturelles comme nous disons désormais).

Comment ? En utilisant « l’air du temps », la prédiction et la propagation comme valeurs créatives permettant de définir ce qui, d’un fait anecdotique, peut relever d’une croyance collective susceptible de devenir commune dans le futur.

Pourquoi ? Pour quoi ? Pour préparer des cahiers des charges dirigés vers les styliciens de toute sorte d’entreprises afin d’offrir plus rapidement de nouveaux designs ; pour faciliter l’accélération de la mise sur les marchés de nouveaux produits ou services suivant des modes communes ; pour alimenter le consommateur de nouveautés et unifier l’offre industrielle permettant alors un niveau d’échec faible pour l’entreprise par une homogénéisation de la concurrence en termes de novations.

Pour qui ? D’abord pour ce que l’on nomme le marché de masse, la grande consommation, mais petit à petit pour l’ensemble des classes sociales et des niveaux de marché.

À travers quoi ? Par le biais d’outils d’aide à la création (OAD/OAC) nommés « cahiers de tendances » qui proposent un « kit prêt-à-l’emploi » en expliquant les couleurs, les ambiances, les motifs, les matériaux, les formes, les normes de composition créative, les nouvelles attitudes spécifiques aux attentes du consommateur, les goûts ou les représentations de demain… Bref, les tendances à venir qu’il est souhaitable de suivre pour une entreprise si elle veut survivre face à l’offre mondialisée.

Et après ? Les industries utilisent les « cahiers de tendances » et déclinent, au sein de leur propre structure, des produits, des objets, des services ou des outils (liasse, nuancier, etc.) qui suivent les tendances du moment.

 

Ainsi, mon expérience à l’Opéra Bastille s’arrêtait là, à l’une des réalisations concrétisées à partir de cahiers de tendances. Je poursuivais mon chemin et intégrais, durant plusieurs années, un bureau de style.

 

La tendançologie du design : de La minorité silencieuse vers la majorité du silence

 

L’effusion du spectaculaire en dehors des murs qui lui sont normalement dédiés forme « une société fragile parce qu’elle a grand mal à maitriser sa dangereuse expansion technologique. Mais c’est une société parfaite pour être gouvernée ; et la preuve, c’est que tous ceux qui aspirent à gouverner veulent gouverner celle-là, par les mêmes procédés, et la maintenir presque exactement comme elle est (…). La marchandise ne plus être critiquée par personne : ni en tant que système général, ni même en tant que pacotille déterminée qu’il aura convenu aux chefs d’entreprises de mettre pour l’instant sur le marché » (Debord, 1992, pp.36-37) note Guy Debord. Dans ce que l’on convient d’appeler la société de consommation, les arts appliqués produisent des marchandises tendant à s’effacer depuis longtemps dans un cahier des charges tendance faisant fief de cette croyance collective telle un topo collégial et lissant de lieu(x) commun(s) où l’individu navigue sous « la contrainte de la transparence (qui) nivelle l’homme et le ramène au statut d’élément fonctionnel d’un système » (Han, 2018, p.48). Favorisant les pollutions visuelle et sonores aidant à saturer le regard avisé de l’usager tout autant que les étales, le design proposé y devient une donnée moyenne et domestiquée - tout comme le consommateur -, dans un système permettant d’inscrire « l’objet qui en bénéficie dans un jugement de goût, strictement délimité dans le temps du jour » (Renaury, 2006, p.106) afin que les individus s’accordent à la norme, une normalisation de la reconnaissance mais aussi de la connaissance, pour un « groupe d’appartenance » ou une « tribu » (Maffesoli ; 1990). Ceci a été rendu possible car, sous les échos bruyants de la consommation exerce en silence un chef d’orchestre, une action discrète portée par une minorité silencieuse vers une majorité du silence composée de nous tous, usagers et spectateurs-acteurs.

 

« L’avenir est affaire de design » et de faiseurs de mondes prédisait Vilém Flusser [4] dont les tendances forment un exemplaire procédé. Cette « écoute silencieuse qui gouverne toute chose à travers les institutions » comme l’écrivait Thierry Gaudin en 1978 est « opportuniste, protéiforme et insondable. Elle n’est pas : elle se transforme. Celui qui joue avec elle peut espérer l’obliger à se dévoiler. Mais il ne pourra ni vraiment la connaître ni la maîtriser. Cependant, sa présence est inévitable. Elle nous imprègne ; elle est là, derrière nous » (Gaudin, 1978, p.10), comme une présence qui a et qui influe sur le résultat des labeurs du créateur, artiste ou designer. « Organe exécutif du gouvernement invisible » (Bernays, 2007), les tendances [5] interviennent dans tous les domaines ayant une importance sur le plan social (politique, finance, industrie, agriculture, charité, enseignement) et orchestrent ainsi sur une grande majorité de nos créations actuelles :

 

« Dans maints domaines de la vie quotidienne où nous croyons disposer de notre libre arbitre, nous obéissons à des dictateurs redoutables. Un homme qui s’achète un costume s’imagine choisir un modèle qui lui plaît conforme à ses goûts et à sa personnalité. En réalité, il y a de grandes chances que, ce faisant, il se plie aux ordres d’un grand tailleur londonien anonyme. Lequel est en réalité le commanditaire d’une maison de couture très convenable, qui habille les hommes du monde et les princes du sang. Il suggère à cet échantillon trié sur le volet de porter du drap bleu plutôt que gris, une veste à non pas trois, mais deux boutons, avec des manches un soupçon plus étroites que ce qui se faisait la saison passée (…). Le tailleur londonien travaille sous contrat avec une grande firme américaine spécialisée dans la confection masculine, et il lui transmet au plus vite les modèles retenus par les arbitres de l’élégance britannique. Dès réception de ces dessins, accompagnés de spécifications quant à la couleur, à la quantité et au grain du tissu, la firme passe une commande de plusieurs centaines de milliers de dollars auprès des différents fabricants (…). À New-York, Chicago, Boston et Philadelphie, les hommes soucieux de leur mise les adoptent aussitôt. Et, s’inclinant devant leur autorité, le citoyen de Topeka ne tarde pas à les imiter ».

 

Le silence-bruyant [6] : l’arsenal tendances dessine notre futur

 

La tendançologie du design et plus loin d’une certaine forme de création, aussi mondiale qu’éphémère, intéresse la question du silence. C’est en restant dans le secret et le non-dit, le non-visible, le non-médiatique, à la marge de…, que naît le futur de nos productions et de nos services, peut-être même de nos cultures contemporaines. Les démarches de veille comme les tendances prescrivent ainsi, en amont de la production, les imaginaires saisonniers de la consommation et de l’industrie qui permettront, dans quelques années, de mieux vendre comme mieux produire. Mais par leurs conseils dessinant les formes, les matières, les univers et les ergonomies de demain, elles abolissent encore, au niveau individuel, une part du sensible comme « perception d’autrui et dialogue » d’une Prose du monde si chère à Merleau-Ponty, en confirmant que l’action de silence n’a qu’une seule ambition contemporaine : celle de percer l’opacité de l’imagination créatrice pour rassasier rapidement l’identique appétit des ventres politique, économique, social et culturel. L’individu ou le designer, visés par le principe, « a sa propre personnalité, comme l’entreprise a la sienne, et l’enjeu consiste justement à les amener sur un terrain d’entente. (…) L’entreprise moderne étudie donc les conditions qui permettront de rendre le partenariat souhaité à la fois cordial et réciproquement bénéfique » [7]. Et qu’y-a-t-il de plus transparent finalement que les silences acceptés par tous ?

 

La stratégie du silencieux-bruyant est une invention moderne. Cette solution-modèle comme l’entend Jean-Marie Legay où l’on « se sert des faits sociaux comme des marches de l’escalier, sans les regarder vraiment, et en faisant confiance à une sorte de structure globale organisant les faits » (Legay, 2010, p.11) forme à la fois l’objet à imiter (imitation) et le résultat (exemple, exemplaire) modelé et qui modèle, c’est-à-dire qui rend conforme. En ce sens, les tendances colorisent le monde par effets de modes et modifient, génération après génération, la palette des sensibilités tout autant que le temps créateur et fragile de soi pour l’autre, au profit d’une corporalité collective muette, accélérant et efficace, non visible au premier abord, mais finalement guerrière envahissante car rusée et propagée (propagande, propagare). Ce silence-bruyant, cette solution-modèle est ingénieuse. Sous les savoirs de la création, il/elle a pris naissance dans l’atelier de l’artiste, dans le celare de la couleur [8], dans la maison secrète [9] pour progressivement se transformer en un arsenal stratégique contre lequel plus personne (industrie, usager et designer) ne peut s’échapper. Empruntée de la langue arabe signifiant « maison de construction, de fabrication », l’occurrence arsenal a évolué et voyagé (en bateau) de l’Europe du Sud (voir l’arzana de Venise créé vers 1104 et reconstruit en 1337) pour toucher les côtes françaises au XVe siècle par le biais d’un « lieu où l’on fabrique les armes et les munitions de guerre (Furetière, 1690), ce qui reflète les différences de situation entre la République maritime de Venise et le royaume de France » [10]. Depuis, il signifie « dépôt d’armes » (source) mais encore « ce qui fournit des moyens d’attaque ou de défense » (ressource). Progressivement, l’arsenal silencieux s’est décliné en darse (dérivé d’arsenal et renvoyant au bassin italien génois, darsena), c’est-à-dire en un « bassin abrité à l’intérieur d’un port, où l’on peut effectuer en sécurité et en groupe la réparation et l’armement des petits bâtiments ». Or l’image d’un réceptacle abrité du regard extérieur représente bien le métier des tendances qui opère en silence, en amont de la création, pour mieux se propager, se diffuser en crescendo. Opérer en cachette, c’est ici effectuer des réparations, des corrections remédiant à des données entendues comme trop singulières et lentes, trop locales et symboliques pour les étendre stratégiquement à d’autres côtes, c’est-à-dire finalement corriger le faire et le penser initial du designer afin de produire un design collégial de la masse. Une fois le public touché et apprivoisé, l’image bruyante de nos publicités, de nos besoins et de nos désirs fait le reste.

 

Ce qui se passe exactement au cœur de la darse n’est pas connu de tous -et n’ai pas à connaître- car, à l’intérieur, se prépare une opération de consensus, en cartel, avec des initiés, des collaborateurs afin d’envisager des stratégies, des planifications [11]. Le temps comme outil d’accélération est en cela le paradigme fédérateur de l’écoute du silence-bruyant. Débutant alors dans le bureau restreint et caché d’un gourou des tendances autour de quelques créateurs-veilleurs, structurant ensuite les futurs cahiers des charges dans l’arsenal des métiers de la prospection, puis en fédérations socioéconomiques de filières ; le résultat obtenu déborde progressivement la darse pour inonder le global et diffuser à travers le monde, l’image d’un modèle de création où la transparence de la mimesis postule une antériorité à chaque nouvelle mode, une réalité préexistante remise au goût (gusto italien) du jour, la mise à vue d’une surface picturale et non d’un espace comme pourrait le montrer Philippe Junod [12] allusion après réalisme (Junod, 2004, p.303), images d’évidences et exemplaires saisonniers d’une longue série de clichés transparents.

 

Sans bruit, le bruit des tendances prolifère au-delà des océans. Mais ce modèle a-t-il réellement valeur de parole ? « Ce qui manque à la photographie transparente, dit Byung-Chul Han, c’est la condensation sémantique et temporelle. Ainsi, elle ne parle pas » (Han, 2018, p.24). De façon concomitante, « l’obsession de la transparence stabilise avec une grande efficacité le système existant. La transparence est en soi positive. Elle n’est pas habitée par la négativité qui pourrait remettre radicalement en question le système politico-économique en place. Elle est aveugle par rapport à l’extérieur du système. Elle ne fait que confirmer et optimiser ce qui existe déjà » (Han, 2018, p.19), ce qui se voit. Ainsi, si les tendances « font école » pour une certaine (grande) partie de la création. Mais une conception design telle qu’on l’entend, ne peut pas s’en tenir aux phénomènes aveugles, c’est-à-dire visibles et muets à la fois. Elle se doit plutôt de rechercher la clairvoyance comme l’a enseigné Diderot (Stenger, 1999), en étant attentive aux rapports cachés, aux analogies secrètes entre les phénomènes, aux résonances (Rosa, 2018) nourricières. Car ce qui nous est majoritairement offert dans la société de consommation aujourd’hui ne résonne pas, et nous rend aveugle dans un bruyant écho offrant des créations calibrées par un appareillage socioéconomique maximal, une jouissance programmée où le consommateur n’est jamais qu’une cible visée pour répéter des mots (des images, des goûts) mis au point par d’astucieux communicants.

 

La tendançologie du design perd, temps de mode (Barthes, 1967) après saisons (Barthes, 2001, p.109), le dessein de sa naissance, c’est-à-dire son disegno. Le projet visé ici n’est pas l’invention [13] mais plus surement la re-production de créations fondées sur la nature et dessinées (dessin) de façon objective (rentable) et transparente, c’est-à-dire via une esthétique de l’évidence et commune à une époque [14], qu’elle soit longue ou transitoire. La clarté de telles propositions pousse alors à se demander si l’imposable silence promu jusqu’ici ne servirait-il pas à camoufler des sujets dont l’action de création, en tant qu’acte producteur et consommateur (Valéry, 1957), laisserait au public le choix d’un transparaître tel que le notait Paul Valéry ; c’est-à-dire des faiseurs de design qui mettraient l’accent sur la dé-marche, la manière dont ce qui apparaît ne relève pas de l’immédiate évidence mais, au contraire, se trouve entièrement entretissé d’opacité ?

 

Chut-repetita ! Une expérience du silence chromatique

 

Qu’est-ce que design-er finalement ? Qu’est-ce que parler ? Qu’est-ce que la marche ? La marche en forêt, mais toute sphère où on se confronte à une autre forme de vie est une rencontre avec d’autres organismes, un type de rapport au monde et à soi, une expérience devenue presque impossible face à la société de consommation, à la société actuelle. Évidemment, nous pouvons nous poser différentes questions quand on marche en forêt. Combien rapporterait les arbres coupés de cette forêt ? Quelles essences de bois seront tendances demain ? Le rapport économique est possible mais, généralement, quand on marche en forêt, on entre plutôt en vibration avec une réalité vivante. En cela la marche est une intention de visite, de découverte, de dialogue ou simplement de promenade. Sa fonction organique peut se faire de façon spirituelle, thérapeutique, touristique, sportive ou encore notationnelle. En cela elle est une démarche, une pénétration. Aller à la rencontre de lieux, de savoirs, de pratiques et de savoir-faire ; découvrir par le biais d’atmosphères, de schémas, de sons, de mots, d’odeurs ou entrer dans un terrain (c’est-à-dire dans un lieu de friches et de cultures qui deviendra par la suite un territoire à la base d’une création) au sens physique du terme ; la marche amorce toujours quelque chose. Elle peut permettre l’errance, la virée, l’excursion, le cheminement, l’inquiétude, l’attention, la rencontre hasardeuse, la surprise, l’émerveillement, le saisissement, le ravissement, l’inspiration, le désenchantement, la déception, la déconvenue, la désillusion, le dépassement, le dépaysement, bref, tout un ensemble d’attitudes ou de dispositions charnelles, physiques et mentales. Quoi qu’il se passe dans l’acte de déambulation, l’expérience engagée demeure un moment coupé du réel et découpé par des sonorités muettes provenant des organes, des accords raisonnants qui s’échappent par la tête ou par le corps, et des paroles propices au lieu arpenté car, dans ce « là » musical, quelque chose est présent… on répond à quelque chose, dans une forme sourde d’un silence-sonore, La chromatique absolue (Souriau, 2004, p.379) [15] .

 

La marche menée par l’artiste-designer diffère de celle du tendanceur. Dans la forêt, il ne s’agit pas de posséder, d’influer sur, d’envahir ou de maîtriser quelque chose, la productivité n’est pas le résultat de l’action. Il se passe une sorte de phénomène intense, une écriture en constitution capable d’arrêter le silencieux-bruyant pour favoriser un temps et une géopoétique aux douze coins feutrés et opaques qui se mettent à nous féconder. La phénoménologie est sans aucun doute à la base de cette « perception que quelque chose est là » (Merleau-Ponty, 1979) et la forêt est l’un de ces mondes qui nous fait, en tant qu’être humain créateur. Mais elle nous fait aussi à son image, c’est-à-dire à ses rythmes, ses cadences, ses impositions. L’acte de marche est perméable, modulable et ne se réalise jamais par hasard même si ce dernier la compose. Pour Paul Klee, « le cheminement détermine le caractère de l’œuvre accomplie. La formation détermine la forme et prime en conséquence celle-ci » (Frontisi). La déambulation est un exercice formateur qui met en jeu notre propre plasticité, c’est-à-dire notre existence au cœur d’un réseau déjà présent où les actions qui vont suivre résonneront de leurs conséquences : on peut répondre au non-bruit du non-lieu composé pourtant de mille sonorités végétales, animales et atmosphériques comme le chant des feuilles, dans le vent, sous le pied ; on s’accorde à la demande presque monacale de l’espace en réagissant aux tons directs, à ceux re-bondissants, lointains, aux rumeurs de passage ; on se soumet aux matériaux vivants et inattendus comme la pluie, le vent, la boue, la peur de l’obscurité du bosquet ou de sa propre perte dans le silence opaque… il y a, dans notre travail d’humain en balade, un rapport de compréhension avec la vie naturelle et un lien fragile de beauté avec la mort. « Il y a toujours quelque chose derrière quelque chose… » écrivait Muclair nous dit Junod (Junod, 2004, p.189) tout en continuant ainsi : « Si le réalisme mystique des symbolistes se fait de l’apparence une conception purement négative (illusion trompeuse, empêchement à la contemplation des essences), c’est qu’il a, comme tout ésotérisme, la conviction profonde que ce qui est caché est plus vrai que ce qui ne l’est point ; et c’est cette méfiance originelle vis-à-vis du sensible, cette connivence secrète de l’obscur et du réel, affirmé comme un véritable acte de foi, qui aboutit à imposer cet idéal de la transparence : il s’agit de décrypter le visible, de pénétrer « sous » l’apparence, de « dévoiler » la « Vérité ». La décision de marcher en création relève certainement d’un acte de foi, d’une grâce dans laquelle on peut isoler le passant que nous sommes pour en faire ressortir le contemplateur que nous devons persister à être.

 

Comment en est-on arrivé là ? Après tout ce périple, toutes ces étapes, ces moments de doutes, d’apprentissages, de questionnements, etc., toute démarche silencieuse et résonante relève de beaucoup de volonté pour un designer qui navigue, par obligation, dans les arcanes de la société de consommation. Mais cette volonté partagée par beaucoup naît plus particulièrement des noces de la parole et du silence. Le contre-silence fait parler le sentiment de départ comme une méthode certes expérimentale, mais qui se veut dominée par le génie de l’expérimentation et non de la prescription.

 

Le contre-silence : le design-couleur desseine notre futur

 

Le type de marche présenté ici devrait être l’illustration quotidienne de notre vie artistique car, déambuler aux franges de la transparence représente une posture méthodologique, une démarche. Ce démarchage permet d'engager un système de représentation que l’on va mettre en place ou qui, simplement, stimule pour probablement inspirer ensuite. C’est une phase participante d’une pratique ou d’un projet et ce, quel que soit le territoire dans lequel on l’accomplit. Les modalités silencieuses qui constituent la dialectique instaurée entre parole et silence ne sont pas centralisées sur le lieu d’expérimentation. Au-delà de la zone active de la marche, il s’agit de préserver la mémoire de la création, l’action en cours, la trace d’un design originel. Chaque étape est donc constructrice pour soi et pour l’autre car l’enjeu d’une telle démarche est bien d’intégrer, à contre-silence, la société de consommation. Le dessein est le vecteur du cheminement dessiné, c’est-à-dire pensé. Et finalement, le chemin en tant qu’image d’un tracé importe peu car, « contrairement au calcul, la pensée n’est pas à soi-même transparente. La pensée ne suit pas les tracés calculés à l’avance, elle avance en terrain ouvert » (Han, 2018, p.56). Le designer-coloriste débute toujours son investigation « en marche » [16]. Il est constamment en procession, du latin procedere qui signifie « aller de l’avant » c’est-à-dire qu’il dessine et projette un plan en même temps, tel que l’on doit l’entendre dans le disegnare (disegno). Il y a une posture d’intrigue et de mise en tension dans la narration d’une procession et dans l’évolution de la procession, elle-même (-auto). L’acte de marche n’est donc pas en soi un acte en chemin comme c’est le cas pour les tendances. Il est une action de cheminement d’abord intellectuel et physique avant d’être physique et pratique. Ce qui est vu n’est pas le trait menant d’un point à un autre pour former une lignée évolutive de logiques visuelles saisonnières, mais plutôt les traces, les états de déplacement, les phases évolutives d’un dessein à long terme.

 

Le contre-silence structure un parcours faisant paraître et apparaître à celui qui sait voir au-delà des apparences premières, ce qui est beau. La question du temps est redéfinie hors du quotidien car la beauté d’une chose n’apparaît « que bien plus tard », à la lumière d’une autre. « La beauté est un hésitant, un retardataire. C’est seulement après coup que les choses dévoilent leur essence parfumée du beau. Elle est composée de strates et de sédimentations temporelles qui produisent de la phosphorescence. Or, la transparence ne produit pas de phosphorescence » (Han, 1978 p.61) nous dit justement Han. En cela, le design-couleur n’est pas une « jouissance immédiate » (Proust, 1927, p.14) mais la mise en stratifications d’une combinaison mélodique composée de sensibilités et de rationalités, d’intemporalités et de silences fondateurs car embaumés. L’appel aux sens est une logique structurante dans la mesure où l’expérience de marche passe par eux et que le design se doit de toucher par sa sensualité vibrante. Gaston Bachelard parle dans cet esprit d’une « polyphonie des sens » (Bachelard, 1957) au sujet de l’œil qui collabore avec le corps et les autres sens pour comprendre la sensation d’espace. L’architecte Juhani Pallasmaa évoque une expérience multi-sensorielle en notant que « toute expérience de l’architecture qui nous touche est multi-sensorielle ; les qualités d’espace, de matière et d’échelle se mesurent également par l’œil, l’oreille, le nez, la peau, la langue, le squelette et les muscles. L’architecture fortifie l’expérience existentielle, notre sensation d’être au monde, c’est une forte expérience personnelle » (Pallasmaa, 2005, pp.46-47). De ces idées résultent une non-hégémonie de la vue, une non-prédominance de la vision sur les autres sens, mais plutôt la valorisation d’un outil sensitif-représentatif de l’espace vécu, de la marche silencieuse menée vers la construction de ce qui nous entoure (projet) tout autant que de nous-mêmes (projection). Le sensoriel intériorisé et obscur car difficilement traduisible cherche en cela à procréer le ravissement. Et qu’y-a-t-il de plus ravissant/saisissant que les 4’33’’ silences de John Cage ? [17] Satisfaire les impressions et causer une sensation particulière relevant à la fois de disposition et de logique n’est-il pas l’un des enjeux du design à produire ?

 

« Si nous revenons au thème de la beauté, nous dit l’académicien François Cheng, nous pouvons dire que dans la durée qui habite une conscience, la beauté attire la beauté, en ce sens qu’une expérience de beauté rappelle d’autres expériences de beauté précédemment vécues, et dans le même temps, appelle aussi d’autres expériences de beauté à venir. Plus l’expérience de beauté est intense, plus le caractère poignant de sa brièveté engendre le désir de renouveler l’expérience, sous une forme forcément autre, puisque toute expérience est unique. Autrement dit, dans la conscience en question, chaque expérience de beauté rappelle un paradis perdu et appelle un paradis promis » (Cheng, 2008, pp.41-42).

 

On pourrait paraphraser cet extrait de la seconde méditation en remplaçant « beauté » par « silence » car ici, le design-couleur conçoit un projet de monde en incorporant, à la raison, l’insaisissable issu du non-bruit des sonorités relevées, la pureté du silence, richesse. Dans l’atelier-laboratoire du designer-coloriste, l’exercice à chaque fois renouvelé du geste forme une recherche permanente de la beauté. Le ramassage des silences de la marche, leurs notations ou leurs contretypes en constituent la partition. Dans cet espace parfois public mais souvent privé, les éléments collectés deviennent ainsi sujets de discrimination et de choix pour produire. On les caractérise en données pour les penser et les classer, on relève les plus positifs qui fonderont la base de l’ouvrage design-é dans la perspective d’offrir une résonance future. Le projet final ne sera certainement pas lisible de manière immédiate et s’offrira avec une part d’altérité ouvrant le regard à la réflexion, à l’appropriation, au partage. En design-couleur, l’opacité du silence se fait bien matiériste pour défendre la pensée première de Junod, car même lorsque ce dernier se dévoile dans la lumière [18] il se compose d’infra-mince tel le feuilletage possiblement archéologique de Marcel Duchamp. Finalement, la démarche du contre-silence représente un moyen de faire parler ce qui n’a pas de voix, ce qui se fait « voyant » car éclairant dans le corps et l’âme, loin de l’écho du silencieux-bruyant : « Nous sentons, d’une part, que l’ouvrage qui agit sur nous nous convient de si près que nous ne pouvons le concevoir différemment. Même dans certains cas de suprême contentement, nous éprouvons que nous nous transformions en quelque manière profonde, pour nous faire celui dont la sensibilité est capable de telle plénitude de délice et de compréhension immédiate. Mais nous ne sentons pas moins fortement, et comme par un tout autre sens, que le phénomène qui cause et développe en nous cet état, qui nous en inflige la puissance, aurait pu ne pas être, et même, aurait dû ne pas être, et se classe dans l’improbable » (Valéry, 1957, pp.1350-1351).

 

En dialogue avec la transparence contemporaine certes, mais dans l’espace exploratoire des bords bruyants qui n’ôtent pas la passion de la réflexion dans la démarche de création ; qui ne repoussent pas les temporalités des limites que la création comporte ; et qui n’annihilent pas la perfection du geste dans sa réinvention quotidienne pour mieux relever, voir, ressentir le voir, fabriquer en silence une chose visible et signifiante, un tracement manuel venu de la tête, la « transformation d’un tracement visuel en tracement manuel » (Valéry, 2017, p.81) stimulant les portions, les segments, les étapes en train de se faire … viser le silence, haut et loin pour contribuer à faire vivre une mémoire de l’imagination qui engendrera la richesses des imaginaires et des critiques ; des murmures aux applaudissements, de la mise en sourdines aux blâmes assourdissants… tel est le rôle de la marche/démarche design dans toutes sphères où il se confronte à une autre forme de vie ou de rencontre avec d’autres organismes. Dans cette approche méthodologique et structurante d’une prospective expérimentale et expérimentée regorgent les formes chromatiques expressives qui feront demain. Œuvre (coloris) (Lecerf, 2014), produit (affect), service (centré usager), outil (méthodologique), architecture (habitée), charte ou nuancier (vecteurs de savoirs) illustrent en ce sens, dans la consommation, la silencieuse chromatique telle une musicalité immatérielle, insondable, jouant les rythmes flous et les anfractuosités. Pour Octavio Paz, « un texte est une suite qui commence en un point pour s’achever en un autre. Écrire et parler c’est tracer un chemin : inventer, se souvenir, imaginer une trajectoire, aller jusqu’à. (…) » (Paz, 1972, p.128). Les œuvres chromatiques touchantes sont celles qui font texte, qui parlent et qui opèrent dans l’opacité de la poiësis, à contre-silence et « en laissant la couleur nous remuer, et toucher la profondeur de notre âme, elle nous émeut, elle nous met en mouvement, et nous fait ainsi entrer dans la joie la plus pure. Laissez la couleur venir en nous, c'est se laisser emplir par la vie. Vous avez découvert le chemin le plus direct pour retrouver la joie d'être » (Matisse, 2014, p.146).

 

Dans notre univers de flux accumulateurs de sensations visuelles où le factice et le virtuel cherchent à prendre la place du réel (du pigment au pixel, de la texture à l’effet lisse de l’écran, du legs au fantasmé), les croyances en la couleur périssent. Génération après génération, une certaine histoire colorielle disparaît en sus des savoir-faire. Or les libertés interprétative, connotative et poétique qui renvoient au système sensoriel, émotionnel, mémoriel personnel et qui sont issues du patrimoine individuel (culturel, social, artisanal, artistique), nous construisent dans la manière d’appréhender la couleur comme un objet d’indépendance face à la vitesse du monde. Lorsque l’on comprend correctement cela, le temps présent continue plus que jamais, mais sous des formes modifiées, à réclamer une contre-démarche [19] pour rééduquer l’individu aux rôles et enjeux du silence nourricier et de ses poïétiques designs et couleurs (Sloterdïjk, 2010).

 

Bibliographie

 

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Jean-Marie Legay, L’expérience et le modèle, un discours sur la méthode, Paris, INRA, 2010.

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Paul Valéry, « Première leçon du cours de poétique », in, Œuvres 1, coll. « Pléiade », Gallimard, Paris, 1957.

Paul Valéry, Degas Danse Dessin, Paris, Gallimard, 2017.

 

Notes

 

[1] « L’Éternel (loué soit Son Nom !) a façonné le monde à partir du chaos, du tohou oubohou (Forme ibraïque de Tohu-Bohu). Les neurophysiologistes (ils peuvent très bien rester anonymes, eux) ont découvert Son pot aux roses, et maintenant tout designer convenable est en mesure de L’imiter, et même de faire mieux que Lui », Voir Vilém Flusser.

[2] Chut ! : onomatopée généralement accompagnée du geste de l’index porté devant la bouche et invitant à se taire, à faire silence ou à faire preuve de discrétion.

[3] Le luddisme renvoie à la lutte des artisans anglais contre les manufactures défendant l’emploi de machines dans le travail de la laine et du coton dans les années 1810. Le terme sert aujourd’hui à désigner tous ceux qui s’opposent aux technologies (NdT).

[4] Voir Vilèm Flusser (2002) : pour l’auteur, le design représente la confluence d’idées nouvelles empruntées à la science, à l’art, à l’économie et à la politique. C’est de façon apparemment toute naturelle que des éléments hétérogènes s’y combinent en un réseau complexe de relations.

[5] L’emploi du terme « tendance » oscille dans le présent texte sous deux formes : tendances comme métier appartenant au champ de la veille et de la prospective et, tendances comme métier spécifique à la filière de la création (bureaux de tendances).

[6] Il faut entendre sous silence-bruyant, du silence au bruyant du silence, c’est-à-dire la capacité qu’a le silence à faire bruit dans le monde, écho sonore.

[7] Le terme de tendance offre de nombreux dérivés au niveau de la langue moderne. Tendanciel (-elle ; 1874) ou tendancieux (-euse) « qui manifeste des préjugés, qui n’est pas neutre ni objectif » (1904) oblige régulièrement à retendre, sur-tendre ou sous-tendre de façon récurrente les prescriptions et les données méthodologiques pour en étendre les effets. Car, pour être entendu (entendre) par la masse et pour étendre les données tendances, il est nécessaire de mettre en tension le standard, c’est-à-dire le type ou la norme de fabrication pour effectuer régulièrement un échange standard (1931), le « remplacement d’une pièce usée par une autre pièce du même type » (Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, 2006). Voir Edward Bernays.

[8] Voir en latin celare (cacher) de la famille de color (couleur), clam (en cachette) ou clandestinus (dissimulé).

[9] Les maisons de coutures avaient leur propre bureau de conseillères intégrées, la consommatrice avait une couturière à maison, on se rendait chez elle ou elle venait chez soi pour prendre les mesures et monter le patron. L’arsenal comme maison existe ainsi depuis fort longtemps mais a disparu en tant que petite unité pour devenir la darse.

[10] Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, p.214.

[11] Ce n’est pas une seule profession qui travaille dans la darse mais un champ de métiers, ceux de la gestion, de l’économie, du politique. Ce réseau construit permet d’officier sur un ensemble et facilite l’extension, au-delà des mers. Si la fabrication du public se fait dans ce précieux silence, c’est pour mieux se diffuser dans un sentimentalisme bruyant et transparent, c’est-à-dire entendu, adopté par une opinion qui accepte l’exfiltration du singulier poétique pour adhérer paisiblement à la procédure. Voir la large littérature sur le sujet dont E. Bernays, Propaganda : Comment manipuler l’opinion en démocratie, Paris, Zones, 2007 ; D. Harvey, Géographie de la domination, Paris, Les Prairies ordinaires, 2008 ; T. Gaudin, L’écoute des silences, Paris, Ed. 10/18, 1978.

[12] Philippe Junod : « Pour qu’une véritable activation devienne possible, il faut que la surface picturale engendre, au lieu de se contenter de recouvrir, un espace pictural ».

[13] Dans le lexique français, le mot dessin tel que nous le connaissons aujourd’hui n’apparaît qu’au XVIIe siècle. Auparavant, il s’écrit dessein et tire sa signification de l’italien disegno. Avec le design comme profession et son incroyable essor dans la société contemporaine, la notion nous éloigne d’une question de représentation, mais cherche, au contraire à se saisir du réel dans lequel elle se développe. Ce n’est plus « l’image » du monde dont il est question, plus de Vérité ou d’illusion : il ne s’agit que de produire la réalité dans toutes ses dimensions, de l’artistique au socio-économique. Le terme design apparaît dans le vocabulaire français en 1959, à partir du même mot utilisé en Angleterre et aux États-Unis. Dans l’optique industrielle, les idées fortes du design sont la (a) conception et les choix formels et fonctionnels en amont de la production, (b) la recherche d’une adéquation entre forme et fonction, l’aspect esthétique et aspect fonctionnel que l’on identifie aujourd’hui comme valeur signe et valeur d’usage, (c) la production en série plus ou moins grande liées au développement industriel. Voir Olivier Subra, Le dessin : le réel et ses représentations, de l'illusion d'une saisie à une poïétique de la fiction, Doctorat de l’Université de Toulouse, sous la direction de Guy Lecerf, 2006.

[14] Voir les plateformes numériques d’images dites inspirantes (Pinterest, etc.).

[15] Etienne Souriau : « Quand Molière dans Les Précieuses ridicules fait dire à Magdelon, à propos de l’impromptu de Mascarille, “ il y a de la chromatique là-dedans ”, c’est de l’air sur lequel il chante qu’il s’agit ».

[16] Dans une pratique de design-couleur, le terrain est toujours le point de départ et l’objet d’étude qui permet la conception. Une pratique sans terrain d’analyse et d’application n’est pas possible.

[17] 4’33’’ est un morceau de musique du compositeur John Cage, souvent décrit comme quatre minutes trente-trois secondes de silence. Ce silence est constitué par les sons de l’environnement que les auditeurs entendent ou créent lorsque l’artiste interprète (Fetterman, 1996).

[18] Junod revient dans cet article sur sa proposition de transparence et d’opacité précédemment éditée pour requalifier les démarches contemporaines tournées vers la transparence (Junot, 2011).

[19] L’idée de contre-démarche évoque ici l’ouvrage de Peter Sloterdïjk où est noté que « Quand on le comprend correctement, le temps présent continue plus que jamais, mais sous des formes transformées, à réclamer une pensée des grandes circonstances, précisément parce que les paradigmes des tranchées, de la torture et des camps de concentration n’ont plus d’actualité immédiate dans notre monde industrialisé », p. 83. Dans ses propos, l’auteur fait référence à différents philosophes interrogeant la nécessité du récit au regard d’un système d’influence et de domination prônées par une société panoptique (Michel Foucault, Jürgen Habermas, Walter Benjamin, Hannah Arendt) réclamant des modifications. L’idée de circonstance renvoie donc à une lignée intellectuelle liant conjoncture et situation du présent permettant l’occasion de changement.

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