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« Les mouvements citoyens contribuent à politiser le débat sur la ville numérique »

Pour Antoine Courmont, directeur scientifique de la chaire « villes et numérique » de Sciences Po, la crise sanitaire et les mobilisations citoyennes entraînent un rééquilibrage du rapport de force en faveur de l’acteur public.

Propos recueillis par 

Publié le 09 octobre 2020 à 21h23, modifié le 30 novembre 2020 à 17h01

Temps de Lecture 7 min.

Antoine Courmont est directeur scientifique de la chaire « villes et numérique » de Sciences Po et co-auteur de Gouverner la ville numérique (Puf, 2019). Pour le chercheur, l’utilité des projets numériques urbains est aujourd’hui plus largement questionnée au regard de leur impact environnemental, et l’on assiste à un retour en force de la régulation par l’Etat et par les collectivités à tous les échelons de la ville numérique.

L’entreprise Sidewalk Labs, filiale de la maison mère de Google, Alphabet, annonçait en mai renoncer au projet d’écoquartier piloté par les données de ses habitants, à Toronto. Comment analysez-vous cette décision ?

Cet épisode révèle les transformations à l’œuvre autour du numérique urbain, que l’on peut observer aussi en France. Il existe beaucoup d’incertitudes sur les modèles économiques des projets, autant chez les acteurs publics que privés. Personne ne sait exactement quel modèle va s’imposer. En parallèle, la donnée est devenue un gros enjeu de gouvernement des villes, alors qu’il n’y a pas si longtemps, elle était perçue comme un sujet purement technique. On constate, au Canada comme en France, une prise de conscience chez les élus de l’importance des données pour gouverner la ville, et une augmentation de l’expertise publique sur ces enjeux.

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Vous évoquez un rééquilibrage en faveur de l’acteur public dans la gouvernance de la ville numérique. De quelles façons ?

On assiste à une évolution des équilibres entre acteurs privés et publics à tous les échelons de la ville numérique, avec un retour en force, ces derniers mois, de la régulation par l’Etat et par les collectivités. Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette évolution : la crise sanitaire y participe, du fait de l’incertitude économique qui en découle, de même que la cristallisation des débats autour de la donnée et la montée d’une opposition citoyenne.

On l’a vu à Toronto avec la mobilisation d’acteurs de la société civile. On le constate aussi dans la multiplication des initiatives pour réguler l’activité des plates-formes dans les métropoles. La crise du Covid-19 accélère cette recomposition des rapports de forces au détriment de certaines plates-formes comme Airbnb.

On voit aussi se renforcer d’autres plates-formes, avec notamment l’augmentation des livraisons en ville du fait de l’épidémie.

L’évolution reste en effet variable selon les secteurs, les territoires et les acteurs en place. Les configurations entre acteurs publics et privés ont toujours évolué selon les territoires mais aussi le contexte. Dans les transports par exemple, un acteur comme Waze prend une place importante dans la régulation de la circulation automobile, ce qui réduit d’autant la capacité de gouvernement des acteurs publics. Mais à l’inverse, dans les transports en commun, les acteurs historiques ont su créer une vraie stratégie de récupération des données pour orienter le voyageur vers les intérêts qu’ils souhaitent défendre.

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Je ne pense pas que l’on assiste à une privatisation de la ville par la donnée comme on l’entend parfois. Des acteurs privés participent depuis longtemps au gouvernement urbain. Et les variations dans les équilibres ne sont pas nouvelles. Cela fonctionne par vagues successives. L’exemple de la gestion des réseaux d’eau en est l’illustration. Au début, la place des acteurs publics était très forte, puis on a vu la montée en puissance des grands industriels de l’eau, et aujourd’hui on constate une volonté des citoyens et des grandes métropoles de revenir à une gestion publique. Ce n’est pas différent avec le numérique.

A Toronto, des habitants se sont mobilisés contre le projet. Est-ce le signe d’une politisation de la ville numérique ?

La notion de « smart City » est en général peu politisée. C’est souvent l’action collective des citoyens qui conduit à en faire un enjeu de débat, comme on l’a vu dans l’épisode de Sidewalk Labs à Toronto, où la mobilisation d’acteurs de la société civile a obligé les élus à se positionner.

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En France, il est frappant de voir l’absence de mobilisation partisane autour des grands projets numériques de Dijon ou d’Angers qui ont été votés l’un par une majorité de gauche, l’autre de droite. Il n’y a pas eu d’opposition, ni de clivage partisan sur cette question. En revanche, on commence à voir émerger des contestations citoyennes de plus en plus fortes contre des projets d’implantation d’entrepôts d’Amazon, dans des endroits géographiquement très variés, à Annecy, Lyon, Strasbourg ou Carquefou, ou bien contre l’implantation d’antennes 5G ou en faveur d’un moratoire sur ce sujet. Ces mouvements contribuent à politiser le débat en l’articulant notamment avec les enjeux environnementaux.

Quelle peut être leur portée ?

Ils font valoir un discours de plus en plus structuré à l’encontre d’une certaine idéologie « solutionniste » du progrès technologique, portée par des acteurs du numérique. Cette opposition n’est pas nouvelle mais le débat restait jusqu’à présent circonscrit entre experts. L’utilité des projets numériques urbains est aujourd’hui plus largement questionnée au regard de leur impact environnemental. Les arguments ne sont pas tous solides du point de vue scientifique mais le point commun est que ces mobilisations se jouent à l’échelle locale.

Il est difficile d’évaluer l’ampleur de cette mobilisation qui n’est pas spécifique au numérique. Elle s’inscrit dans un mouvement plus général qui questionne la finalité des grands projets d’aménagements territoriaux et la place des acteurs privés, et qui s’est manifesté par exemple à Notre-Dame-des-Landes.

L’implantation d’un projet comme celui de Google à Toronto serait-il possible en France ?

Rien n’empêche, en France, un projet d’aménagement urbain avec une valorisation foncière, dans un quartier de friches, accompagné de services numériques autour de la donnée. Aujourd’hui, de tels chantiers ne sont pas rares, mais ils restent portés par des acteurs classiques de la promotion immobilière.

Ce qui diffère dans le projet de Toronto, et qui a soulevé bien des questions, c’est qu’il était porté par un nouvel acteur dans ce domaine, une filiale de Google, dont on ne connaissait pas les objectifs : s’agissait-il d’un projet de valorisation foncière classique, ou bien de valorisation des données ? On peut d’ailleurs se demander s’ils savaient eux-mêmes précisément ce qu’ils voulaient faire.

En France comme dans toute l’Europe, un projet de valorisation des données ne pourrait voir le jour car le RGPD [Règlement général sur la protection des données] fournit un cadre juridique contraignant qui s’impose à tous les acteurs souhaitant opérer en Europe, ce qui n’est pas le cas aux Etats-Unis et au Canada. Les législations de protection des données peuvent y varier d’un État ou d’une province à l’autre. Des demandes existent pour uniformiser et stabiliser la régulation, y compris du côté des industriels, pour lesquels une forte régulation n’est pas forcément perçue comme un frein à l’activité économique. Au contraire, elle peut attirer des acteurs qui cherchent un cadre solide, global et unique pour plus de stabilité et de clarté.

L’usage de la reconnaissance faciale dans l’espace urbain fait l’objet de débats tendus. Comment les analysez-vous ?

On assiste d’un côté au déclin du marché de la « Smart City » et de l’autre à l’émergence de celui de la « Safe City », où l’équilibre entre libertés et sécurité est en tension. L’usage des technologies à des fins de surveillance des territoires et des populations se développe partout dans le monde. Que ce soit les industriels américains, russes, asiatiques ou français, chacun veut prendre sa part du gâteau de la sécurité urbaine, et faire en sorte que les législations soient les plus favorables au développement de ses solutions à l’échelle internationale.

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La reconnaissance faciale est au cœur d’enjeux éthiques multiples. Elle présente des risques en matière de libertés individuelles et de discriminations qui peuvent être inscrites dans les algorithmes. Aux Etats-Unis, des villes comme Portland et San Francisco ont mis en place des réglementations pour bannir la reconnaissance faciale. Des industriels aussi, dont Microsoft, ont suspendu leurs projets à cause des enjeux éthiques.

En France, le cadre réglementaire ne permet pas l’introduction de ces solutions dans l’espace public. Mais des industriels et des élus, soutenus par le gouvernement, poussent au développement de ces technologies et cherchent à faire évoluer les législations. La CNIL [Commission nationale de l’informatique et des libertés] a appelé à un débat public, avec un certain nombre d’arguments. C’est maintenant à la société civile de s’emparer du débat.

A quoi ressembleront les villes du futur ? C’est un des thèmes de MTL Connecte, dont Le Monde est partenaire, avec le soutien du Ministère des Relations internationales du Québec et du Consulat Général de France à Québec. L’édition 2020 se déroule du 13 au 18 octobre. L’événement vise à aborder le champ numérique de façon transversale, à travers ses impacts économiques, sociaux, culturels et environnementaux dans divers secteurs d’activité. Vous pouvez y participer en suivant ce lien.

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