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Art versus Société : soumission ou divergence ? / Sous la direction d'Hervé Fischer / Vol.18 N.2 2020

Zanis Waldheims : une interprétation géométrique de la société

Raymond Guy

magma@analisiqualitativa.com

Spécialiste de l’œuvre de Zanis Waldheims. Biologiste et éducateur en milieu postsecondaire, conférencier. Il travaille depuis 2011 à décoder le système de géométrisation de la pensée de Zanis Waldheims en collaboration avec Yves Jeanson, héritier et conservateur de la collection. Il s’intéresse particulièrement au sens philosophique et psychologique du « Schéma de l’entendement » de Zanis Waldheims pour développer une pédagogie éducative pour adultes qui facilite l’interprétation et la promotion des œuvres d’art. En 2018, il a présenté en collaboration avec Yves Jeanson, l’art et la philosophie de Waldheims dans le contexte de l’exposition internationale Portable Landscapes au Musée national des arts de Lettonie à Riga.

 

Abstract

Ce texte analyse la géométrisation des structures sociales telle que l’a conçue l’artiste et philosophe Zanis Waldheims (1909-1993). Motivé par les bouleversements de sa vie suite aux tumultes politiques survenus dans son pays d’origine, la Lettonie, immigré en 1952 à Montréal (Canada), il a questionné le rapport entre l’individu et la société qu’il appelle « l’Institut » (les instances institutionnelles de la société). Il a consacré quarante ans de sa vie à créer 651 œuvres d’art géométrique, une cinquantaine de sculptures, une multitude de figures, d’esquisses et de textes qui expriment sa quête de sécurité et de paix. Waldheims croyait que la géométrisation permet une pensée plus libre et plus objective, donc plus humaniste et plus universelle de l’individu face aux forces institutionnelles qui brouillent la compréhension du « moi » par rapport à « autrui », en libérant l’esprit de la pensée linéaire et des manipulations verbales partisanes. La présente étude s’appuie sur l’analyse des œuvres et des textes de Zanis Waldheims conservés par Yves Jeanson, collaborateur et ami qui a côtoyé l’artiste pendant 19 ans.

 

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Figure 1. Le système de l’entendement dans sa totalité des sens et des régions.

L’homme est un animal social. Il lui est difficile d’exister sans trouver sa place dans la société. Il est interdépendant des autres membres de la société tout en ayant lui-même un impact sur ses concitoyens. Ensemble, les hommes vivent au rythme établi selon les conventions de la vie collective. Certes, l’individu voudrait exister librement, mais il est soumis aux forces sociales qui se sont développées tout au long de l’histoire humaine, certains individus prenant les rênes du pouvoir pour instituer des règles leur permettant d’assujettir la population. Ces lois prétendent généralement au bien-être collectif, mais servent souvent des intérêts personnels. Leur acceptabilité sociale est plus générale, si chacun y retrouve quelque réconfort dans la garantie de sa sécurité et de sa survie.

 

Des structures sociales équilibrées forment un cadre de vie où chacun joue un rôle complémentaire. C’est dans cet esprit que Zanis Waldheims a analysé les rapports sociologiques et qu’il les représente selon des abstractions géométriques qui sont pour lui un exercice intellectuel de simplification, d’organisation et de généralisation universelle des idées. Il utilise un ensemble de figures géométriques en donnant à chacune un sens spécifique pour construire ce qu’il appelle le « Schéma de l’entendement », lui permettant de mettre en évidence des solutions aux problèmes que posent les rapports sociaux. Comment en est-il arrivé à concevoir un tel système? Il s’est inspiré de plusieurs philosophes et scientifiques, qui avaient déjà recouru à une géométrisation de la pensée. Et il tente d’harmoniser ces idées issues de différents courants de pensée, en vue de dégager une solution qui assurerait paix et sécurité aux individus et aux sociétés. L’envergure et la complexité d’une telle ambition ne peut manquer de surprendre. Sans prétendre ici analyser toutes les facettes des travaux de Waldheims, ce texte tente d’en explorer plusieurs aspects et de mettre ainsi en évidence les aspects philosophiques, psychologiques, scientifiques et artistiques sous-jacents à son modèle de pensée.

 

La géométrisation de la pensée en tant qu’art

 

« La géométrisation ici n’est pas seulement une technique pour construire des figures représentatives, des formes réduites des objets concrets ou abstraits, mais aussi un art en quête d’harmonie entre le beau et le vrai dans la connaissance, du bien particulier et du juste universel ». « L’art de géométriser, c’est l’art de simplifier le sens complexe d’une chose » écrit Waldheims en 1966. Et il choisit de recourir à un art géométrique pour exprimer le lien entre les phénomènes concrets et leur pensée.

 

C’est vers 1963 qu’il conçoit que la réduction de problèmes complexes à l’aide de l’abstraction géométrique lui permettra d’établir une base algorithmique de traitement des informations et des activités psychologiques. Et c’est en combinant plusieurs idées et principes dans une même figure géométrique, qu’il espère se libérer de la pensée linéaire. Le dessin lui permet d’exprimer la dynamique relationnelle de l’ensemble des éléments factuels et empiriques, de la mémoire des événements passés et de leurs affects, favorisant ainsi l’exercice de la pensée critique. C’est par cette totalité psychologique liant le sens au vécu, que l’individu peut développer une compréhension éthique et humaniste de son rapport à la société et la généraliser à autrui. Waldheims (1966) explique que « le sens topique de l’art est le plus à propos du problème de s’orienter dans le monde, comme une nécessité suprême de l’individu pour faire la paix avec l’humanité, ce qui garantit la sécurité maximale ».

 

Les objectifs de l’analyse

 

Les interactions humaines sont au cœur de son projet. Il veut aider par son art chaque individu à retrouver une voix et surtout une pensée libre pour s’exprimer auprès de ses concitoyens et des instances institutionnelles, développer sa conscience en tant que pensée et action et découvrir ainsi le sens éthique qui le guidera, lui et les autres, pour distinguer le bien du mal. Ses recherches le mènent d’abord à une interprétation géométrique de l’individu exprimant sa dualité existentielle sur les plans physique et psychique dans la structuration de sa pensée. Le concept d’existence humaine désigne les phénomènes qu’une personne peut vivre, qu’on peut analyser et synthétiser avec l’ensemble des connaissances associées à la connaissance de l’homme et de la société. Toute personne doit se mettre en rapport avec son prochain et c’est par la création de réseaux interpersonnels que l’individu découvre les facettes essentielles à son équilibre social et s’identifie à un groupe.

 

C’est encore par la géométrisation qu’il entend exposer les rapports entre l’individu et ce qu’il appelle « l’Institut » (les instances institutionnelles de la société). Il géométrise donc les champs sociaux et leur influence sur les idéologies institutionnelles des différents groupes sociaux, puis la position de l’individu et son attitude par rapport à ces instances institutionnelles afin de mettre en évidence les jeux de force qui déterminent le rôle de chacun dans la structure sociale. C’est en exerçant sa liberté de penser que chaque individu pourra se dégager de l’oppression institutionnelle et construire son équilibre (Figure 1). « Le Schéma, comme une méthode complète de pensée, donnera des possibilités infinies pour tout individu. Une nation moyenne, utilisant cette méthode, pourra faire plus que ce qu’on fait actuellement les plus grandes nations avec les vieilles méthodes » (Waldheims, 1963).

 

La genèse de sa philosophie et de son art

 

Zanis Waldheims n’a pas eu la vie facile. En 1964, il écrit : « en ce qui concerne mon évolution intellectuelle, à l’égard de mes idées actuelles, il est important de relever que l’idée initiale, qui me semblait la plus nécessaire dans la compréhension humaine, était l’idée de la justice. Et cela, par ce que j’ai vécu une dizaine d’années de ma vie dans des conditions précaires telles les guerres et les révolutions, en plus de vivre sous huit régimes politiques différents en Lettonie ». Dans presque chacun de ses textes, il rappelle qu’il a vécu les injustices de la guerre. Il veut redonner à chaque personne la capacité de construire sa pensée face aux forces politiques avides de pouvoir à tout prix qui tentent de soumettre la population générale à des idéologies extrêmes. Il a traversé des temps difficiles dans la période d’occupation de la Lettonie par les Communistes en 1941, puis par les Nazis de 1942 à 1945. On l’a obligé à travailler contre les forces alliées. Son parcours vers la liberté l’a mené dans les camps de réfugiés de l’UNRRA après la seconde guerre mondiale. Dans cette période de transition, il a vécu d’autres injustices et s’est lié à ses compatriotes pour revendiquer des droits individuels auprès des instances militaires qui dirigeaient les camps. Il a souffert aussi de voir son pays natal retourner sous le joug du communisme de l’Union Soviétique en 1945 et perçu l’accord de Yalta comme une trahison des leaders occidentaux : une injustice dont il ne se remettra jamais.

 

Sur le plan personnel, sa famille s’est dispersée à la suite de la seconde guerre mondiale. Sa femme l’a quitté et est partie vivre ailleurs avec leurs deux enfants : une rupture difficile pour lui. Il cherchera comment maintenir des liens avec ses enfants malgré l’éclatement de sa famille. Tout au long de son exil et de son immigration, Waldheims correspondra avec des membres de sa famille et avec des amis qui l’implorent de lutter pour eux afin qu’ils regagnent leurs libertés. Dans une correspondance d’un ami resté en Lettonie en 1947, on lui relate les « humiliation déshumanisantes… les vols, les viols et les meurtres quotidiens…à la main des bêtes Russes ». On lui demande « de faire tout son possible pour mettre fin à la souffrance dans leur pays natal! ». Le désespoir se lit dans les derniers mots de la lettre: « Est-ce que tous ont oublié que dans ce monde il existe trois petits pays [baltes] qui attendent la liberté? ». Ce sont ces circonstances tragiques qui poussent Waldheims à construire une pensée politique humaniste. « Après tout ce que je viens de dire, je crois que personne n’aura de difficultés à comprendre que toute mon œuvre n’est qu’une extrême révolte contre l’esprit qui règne actuellement dans toutes les sciences et dans toutes les idéologies politiques ». Son parcours l’a mené au Canada en 1952. Il s’est établi à Montréal comme immigrant en quête d’une meilleure vie. C’est là qu’il rencontre sa seconde conjointe, Bernadette Pekss, une réfugiée lettone qu’il a déjà connue à Paris, et ils s’intègrent ensemble à la communauté lettone de Montréal et à la société canadienne. La vie qu’il entreprend est loin d’être celle de l’avocat pour laquelle il a été formé. Il accepte pour subvenir à leurs besoins le travail qu’on lui offre dans une compagnie de transfert de matériaux.

 

Son passé le hante et le motive dans sa quête intellectuelle d’une solution aux problèmes d’insécurité sociale découlant des idéologies politiques. Il lit dans ses temps libres au travail le jour et à la maison en soirée, en quête de ce sens de la justice qui l’obsède. Il n’a pas oublié sa formation en droit, complétée en 1944, et a vite compris que la jurisprudence est facilement manipulable par les instances politiques au pouvoir et leurs idéologies, ce qu’il appelle « l’Institut ». Sa révolte contre « l’Institut » alimente encore plus son désir d’une justice universelle et le motive à chercher une solution aux souffrances des individus qui vivent dans l’insécurité et l’oppression. Il consacre une dizaine d’années (1961-1970) à sa recherche et s’y investit bientôt à temps plein, sans emploi rémunéré. En 1963, il a ainsi conçu un schéma basé sur 243 figures géométriques abstraites correspondant à la structure de la pensée et du fonctionnement psychologique. Il poursuit la validation de la philosophie sous-jacente à cette géométrisation de la pensée en lisant les grands penseurs pendant les trente années qui suivent. C’est en 1974 qu’il rencontre Yves Jeanson dans leur milieu de travail. Ils deviennent vite des amis. Waldheims partage sa philosophie et ses idées avec Jeanson qui est avide d’en apprendre plus et qui documente plusieurs conversations dans des enregistrements sonores et vidéos. Et c’est avec son encouragement que Waldheims explore la conception tridimensionnelle de ses œuvres. Ensemble, ils travaillent à promouvoir les idées et l’art de Waldheims dans des séries d’expositions dans la région de Montréal jusqu’en 1992. Jeanson encourage aussi Waldheims à poursuivre ses études en philosophie à l’UQAM afin de valider en milieu académique ses idées qui ont été à la fois assez bien reçues et mises au défi par ses professeurs. Waldheims obtient son Baccalauréat ès arts en 1988 à l’âge de 79 ans. En 1991, il rédige une dernière version de sa philosophie plastique et monte sa dernière exposition en 1992. Il décède un an plus tard à l’âge de 83 ans.

 

La pérennité de l’œuvre

 

Après le décès de Waldheims en 1993, Yves Jeanson continue à promouvoir les idées et l’œuvre de Waldheims par le biais de communications scientifiques, d’expositions, de réseautage et de contacts auprès d’instances artistiques. Il s’allie avec des collaborateurs qui explorent différentes facettes de l’œuvre de Waldheims, allant du sens philosophique à la technique de la géométrisation et jusqu’à l’application du dessin géométrique en art thérapie. Jeanson, qui en a hérité, conserve précieusement tous les écrits de Waldheims, ses journaux intimes, l’ensemble des livres qui lui ont servi dans sa recherche ainsi que les centaines d’œuvres artistiques. C’est donc ainsi qu’il est encore possible d’explorer les idées, le vécu, la philosophie et l’art de Zanis Waldheims.

 

L’œuvre de Zanis Waldheims

 

En tant qu’artiste autodidacte, Waldheims a réalisé 651 œuvres d’art géométrique au crayon de couleur (de 610 x 570 mm à 890 x 585 mm) ainsi que plusieurs centaines de figures et esquisses au crayon et à l’encre. C’est sans aucun appui formel de la communauté artistique ou académique, qu’il a persévéré pendant 40 ans à perfectionner son œuvre d’éveil de la conscience par l’art. Il a ainsi développé une cartographie de la pensée présentant sous forme abstraite les questions existentielles de la vie et la nécessité de la solidarité humaine, mettant en évidence l’importance de l’équilibre et de la symétrie des formes géométriques pour remplacer la linéarité des mots par une expression esthétique en deux et trois dimensions. Ses œuvres répondent aux problèmes posés par les philosophes et que lui ont enseigné les défis de sa propre vie, en quête d’une utopie humaniste dans laquelle l’humain et la technologie coexistent.

 

« Il n’y a que deux instances qui correspondent à l’entendement idéal : ce sont l’individu et l’humanité » (1963). Waldheims a construit son « Schéma de l’entendement » avant même d’en avoir rédigé le premier texte. Il affirme que « les figures géométriques ont précédé tout écrit formel de sa part…la géométrie comme science des ensembles ordonnés à plusieurs dimensions devient le moyen idéal pour construire différentes figures sur ce thème qu’est l’entendement ». Cet ensemble de figures sur les rapports sociologiques représente environ 10% de l’ensemble des figures du « Schéma de l’entendement », et nous donne une idée préliminaire du pont que Waldheims cherche à construire entre les idées écrites et leur géométrisation. Il conçoit des figures spécifiques pour illustrer l’influence de l’autorité politique sur la société et l’individu, qu’on retrouve dans tous ses écrits entre 1963-1970. Les œuvres que nous avons choisies ici permettent suivre le développement de son abstraction géométrique. Il conçoit spécifiquement certaines d’entre elles pour mettre en évidence un concept particulier ou pour combiner les idées représentatives d’une série.

 

Partie 1 - L’individu

 

Les fondements d’une géométrie de la pensée

 

Waldheims s’inspire de Max Scheler qui a écrit en 1955 que « le monde s’est développé en mettant réellement l’homme à son sommet, et l’homme doit à son tour s’élever jusqu’à former en lui-même le monde idéalement ». L’homme a tendance à se placer au sommet de la pyramide de l’évolution et croit en ses capacités intellectuelles de raisonnement, de manipulation des technologies et de contrôle de son environnement. Il doit donc être capable aussi de créer une structure organisationnelle avec son ensemble de règles. Celles d’aujourd’hui découlent des structures sociales qu’il a inventées au fil des millénaires. Elles établissent un ordre de fonctionnement collectif auquel chaque individu doit adhérer. Malheureusement, l’histoire montre que même les structures les mieux organisées sont susceptibles d’être manipulées par la propagande et les idéologies oppressives, autant à l’échelle globale que locale. En 1966, il décrit le potentiel de son système ainsi : « Par le fait que la figure géométrique implique la symbolique rationnelle autant que celle de l’intuition, la géométrie elle-même est indispensable au fonctionnement mental, elle révèle les possibilités illimitées de construire les relations significatives et symboliques dans un plan spatial, tel que le Schéma de l’entendement ». C’est selon ces principes que Waldheims place l’homme au sommet d’une pyramide évolutive qu’il géométrise sous forme d’un ensemble de sphères empilées (Figure 2). Il présente une « hiérarchie de l’évolution du sens » où la conscience la plus évoluée se trouve au centre de la sphère au sommet de la pyramide. Il situe l’être humain et sa pensée dans ce modèle géométrique tridimensionnel ou « set cybernétique » pour orienter la pensée. L’œuvre #7 présente la structure hiérarchique ou l’ordre subordonné en trois niveaux dans une vue en élévation du système de l’entendement. Chacun des niveaux de la structure est composé d’un nombre donné de cercles ou de sphères qui sont vues en plan dans l’œuvre #96.

 

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Figure 2. « Un set cybernétique » - Vue en élévation et en plan de la structure hiérarchique de l’individu.

À la base de cette pyramide se trouve le niveau inférieur, celui des réflexes, des instincts et des automatismes de la pensée (Figure 3). Lorsqu’on le regarde en plan, à la droite, on y compte neuf sphères. Waldheims fixe les réflexes moteurs dans les quatre coins. Les cinq autres sphères roses représentent les aspects instinctuels de l’âme, de l’esprit, du sentiment et de la raison, organisés autour d’une conscience primaire au centre. C’est le niveau inconscient, celui de la nature primitive de l’humain. En montant dans la pyramide, on passe au niveau secondaire, celui des expériences. Waldheims y assemble quatre types d’expériences de nature empirique, mnémonique, affective et sceptique. C’est le niveau subconscient où l’information est recueillie et analysée en fonction du contexte de l’expérience de vie. Le niveau supérieur de la pyramide est celui de la conscience pure. Cette sphère unique est particulière à l’être humain. C’est à ce niveau que la pensée humaine est synthétisée et formalisée. L’individu y concrétise sa pensée individuelle par rapport aux processus de perception et d’analyse des deux niveaux subordonnés.

 

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Figure 3. Structure hiérarchique du système de l’entendement.

Les trois premiers niveaux de la conscience se retrouvent au sommet de l’œuvre #142, une grande pyramide organique que Waldheims appelle la « Noosphère » (Figure 4). Cette structure représente les origines évolutives de l’humain à sa base. Du côté droit de la figure, on voit la représentation tridimensionnelle en verre de la Noosphère telle que construite par Yves Jeanson. Cette structure est inspirée de l’idée de Teilhard de Chardin (1955) : « C’est vraiment une nappe nouvelle, la nappe pensante, qui après avoir germé au Tertiaire finissant, s’étale depuis lors par-dessus le monde des Plantes et des Animaux: hors et au-dessus de la Biosphère, une Noosphère ».

 

Waldheims retient une autre métaphore, cette fois de Rudolf Arnheim (1966) : « une pyramide des sciences est en construction… l’ambition des constructeurs…est d’y traiter… selon quelques règles toutes les notions de la nature et de l’humanité ». Les origines cosmogéniques de la base de la structure « se dissolvent dans un brouillard stimulant d’ignorance ». C’est ainsi que la conscience individuelle prend des dimensions architecturales et relationnelles qui permettent de géométriser les divers aspects de la pensée humaine.

 

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Figure 4. La Noosphère.

La structure coordonnée de l’entendement

 

« L’essentiel pour une géométrisation de l’entendement, écrit Waldheims en 1966, est d’avoir une forme (géométrique) relationnelle susceptible de garder son sens essentiel à tous les niveaux du psychisme humain. Ceci s’applique pour tout entendement, à cause de sa structure du sens relationnel, qui est subordonné par un plan vertical et coordonné par un autre, horizontalement » . Et il intègre les trois niveaux de la vue en plan (Figure 5) en entrelaçant des cercles pour former un réseau d’arcs et d’étoiles entre les sphères qui se touchent.

 

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Figure 5. Structure coordonnée de l’entendement2F.

Cet assemblage de cercles et de lignes permet de faire apparaître une grande variété de régions et de parcours constituant une base topologique de l’être humain, une carte pour explorer divers aspects structurels, fonctionnels et relationnels de la pensée chez l’individu. L’analyse qui suit révélera la polyvalence de cette figure pour décrire les rapports sociologiques. Avant de s’y lancer, il est utile d’y situer le concept de l’objet de la conscience en tant que phénomène perçu par l’individu. La géométrisation servira d’instrument andragogique pour guider le lecteur dans l’interprétation de figures et d’œuvres par Waldheims.

 

L’objet de la conscience

« Cogito, ergo sum »

 

Descartes affirme que l’être humain existe selon ce principe : « Je pense, donc je suis ». Il existe comme être vivant en tant qu’objet et s’imagine comme être humain en tant que sujet. Mettons ce concept en perspective. Une personne a un corps physique avec tout un ensemble de caractéristiques phylogéniques qui nous aident à distinguer l’humain de tout autre animal. D’autre part, le sujet de cette même personne est sa pensée abstraite. Le caractère et les idées de cette personne sont des aspects qualitatifs qu’on peut analyser et catégoriser pour arriver à un sens comportemental, par exemple, la générosité ou l’agressivité. Le sujet définit le sens relationnel et éthique que l’être humain peut exprimer par rapport à autrui.

 

Waldheims a aussi lu Kant, qui postule que l’être humain fait plus qu’exister avec ses idées en vase clos. « Si extravagant et si absurde qu’il semble donc de dire que l’entendement est lui-même la source des lois de la nature, et par conséquent de l’unité formelle de la nature, une telle assertion est cependant tout à fait exacte et conforme à l’objet, c’est-à-dire à l’expérience ». Waldheims souligne donc en 1963, que « tout phénomène est une partie inséparable de l’entendement, qui lui-même est science des sciences. Ainsi le sens de l’objet et la compréhension du sujet sont élevés au plus haut degré de l’entendement, qui est devenu un indicateur des relations entre les sciences différentes, et ce seulement sous une forme unie ». L’humain arrive à l’entendement par sa faculté de penser, de connaître et de raisonner en plus de ressentir avant d’agir pour son propre bien et celui des autres. Cette prise de conscience se retrouve au cœur du modèle de pensée pour guider l’individu vers une décision éthique devant l’objet phénoménal. Sur le plan pratique, Waldheims est motivé par une quête de solution aux insécurités découlant des guerres et des régimes politiques qu’il a vécu. Les principaux phénomènes qu’il aborde dans ses textes se traduisent sous forme de problèmes existentiels.

 

Quelle est la solution à un conflit?

Comment réconcilier deux idéologies contraires?

Comment peut-on neutraliser l’oppression du plus faible?

Quels sont les éléments qui assureront la sécurité et la paix dans le monde?

 

Ce sont de bien grandes questions qu’il se pose. Elles persistent depuis des siècles. Est-ce utopique de prétendre y trouver des réponses de nos jours? Nous pouvons à notre tour poser des questions d’actualité qui touchent notre société contemporaine. Chacune d’elles découlent des questions originales posées par Waldheims.

 

Comment peut-on réconcilier les iniquités socio-économiques?

Quelles sont les solutions aux défis environnementaux?

Comment puis-je me réconcilier avec mon voisin?

Comment puis-je prendre de bonnes décisions en situation de crise?

 

Le système de géométrisation de la pensée est soutenu par une philosophie qui, selon Waldheims, traite de toutes sortes de phénomènes et de solutions à ces questions existentielles. Il place la relation de l’objet-sujet dans son schéma afin d’unifier les aspects concrets-abstraits de l’existence et de la pensée (Figure 6). L’imagination permet avec ce schéma d’interpréter une multitude de possibilités de sens relationnels. Il situe les quatre branches « externes » de l’objet en rapport à la forme de l’étoile « en dedans ». Le losange qui encadre le tout symbolise le résultat de la pensée ou l’entendement logique de la conscience humaine.

 

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Figure 6. L’objet de l’entendement.

« Pour l’entendement, il y a autant au dehors qu’en dedans de la conscience, même si ce dehors est divisé en deux sens du concret et deux autres de l’abstrait. Le dedans est la seule relation possible entre les quatre variations du dehors », écrit Waldheims, en 1963. La figure de l’objet est souvent indiquée sous forme de zones hachurées ou colorées dans les figures du « Schéma de l’entendement » ainsi que dans les marges des livres lus par Waldheims (Figure 7).

 

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Figure 7. Les objets de nos sens (dans Kant, Critique de la raison pure).

La forme de l’objet, au sens kantien, est encadrée par les quatre cercles des « expériences psychologiques » qui informent la pensée sur l’objet (Figure 8). Waldheims présente deux variations de représentations de l’objet de l’être. À la gauche, il se retrouve à l’intérieur des diagonales du losange qui traverse chaque cercle des expériences. Ces quatre expériences sont en retour encadrées par un carré. À la droite, les cercles encadrent l’étoile « en dedans » et les quatre branches « en dehors » de la sphère centrale de la figure. Le losange de l’entendement logique traverse toujours chaque sphère d’expérience et représente la synthèse de leurs influences.

 

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Figure 8. L’objet cerné par les expériences psychologiques.

Une de ses meilleures représentations dessinées de l’objet est sans doute l’œuvre #217 – L’objet phénoménique (Figure 9). Waldheims le décrit en 1969 comme suit: « L’objet phénoménique mesure le monde et objectivise la conscience. Tant que vous voudriez, il reste toujours ce sens impénétrable qui lie la conscience et son objet ». Il recourt à la technique gestaltiste figure-fond (field-form) pour communiquer l’influence des expériences sur l’objet qui flotte devant un losange, offrant une perception de profondeur par les dégradés qui pénètrent dans l’arrière-plan.

 

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Figure 9. Œuvre #217 - L’objet phénoménique.

C’est ainsi que Waldheims géométrise l’objet en tant que phénomène ou problème existentiel auquel l’individu fait face. Celui-ci, en tant qu’objet-sujet, doit maintenant penser et trouver une solution au problème posé pour assurer sa propre existence. Il peut utiliser le « Schéma de l’entendement » pour s’orienter et prendre des décisions et agir de façon juste et éthique.

 

Les vérités individuelles et universelles

 

Waldheims définit le champ d’action de l’individu par rapport au phénomène et le situe au milieu de la structure coordonnée de l’entendement (Figure 10). Le cadre autour des quatre sphères des expériences délimite la région des actions de l’individu. L’analyse et la synthèse des expériences, représentées par les lentilles rouge, orange et bleu, se retrouvent le long de lignes diagonales qui traversent chaque sphère du schéma.

 

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Figure 10. Les activités de l’individu.

Waldheims dessine cette représentation des activités de l’individu dans l’œuvre # 84 (Figure 11). Ce champ d’activités devient un espace privilégié pour découvrir les vérités relatives au phénomène.

 

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Figure 11. Œuvre #84 - Les activités de l’individu dont il est responsable5F.

Toute ligne, courbe ou droite, dans le « Schéma de l’entendement » est porteuse de sens en changement. Les courbes sont dynamiques. Elles tirent leur origine organique des expériences de l’individu et expriment les transformations possibles de l’analyse intellectuelle. Elles font partie de boucles de feedback et de systèmes homéostatiques. Quant aux lignes droites, leur mouvement est unidirectionnel. Elles communiquent un sens statique ou absolu qui régit le fonctionnement psychologique. Ce sont des vérités d’une part axiomatiques, et d’autre part, résultantes d’une synthèse à partir des faits généralement acceptés dans la construction des connaissances. Waldheims utilise un ensemble de flèches diagonales et perpendiculaires pour géométriser le droit ou l’application d’une justice sur un phénomène social (Figure 12). Il met en rapport les diverses vérités auxquelles l’individu est confronté pour développer sa compréhension.

 

Les vérités institutionnelles et relatives se retrouvent le long de lignes diagonales. Elles sont différentes des vérités absolues du droit objectif associé aux lignes horizontales et verticales. Il augmente ce sens en indiquant la direction du mouvement à suivre. Les flèches orientent la dynamique du mouvement du raisonnement en fonction des droits de la société et de l’individu. L’entrée provient de la gauche et de la droite et la sortie en haut et en bas de la figure. Ces directions reprennent le mouvement des idées au travers de la forme de l’objet et des expériences. Les régions ombragées des lentilles illustrent comment l’individu perçoit ces droits. Il les ressent, les critique, et les compare à ses actions dans ses expériences. Il en fait une synthèse au centre du schéma pour former sa propre vérité individuelle pour l’élever dans sa conscience.

 

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Figure 12. L’esprit universel et individuel (Adaptation : FIG. 197, 1963 - FIG. 158, 1963 - FIG 184, 1970).

Waldheims augmente le nombre de lignes diagonales qui s’intersectent pour mettre en évidence une hiérarchie des vérités logiques en trois temps (Figure 13). En partant du losange central et en progressant vers l’extérieur, il nomme chaque segment de diagonale avec son degré hiérarchique et le processus analytique par lequel il opère sa logique.

 

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Figure 13. Connexion des vérités (Adaptation : FIG 150,178, 1963 - FIG. 164, 298, 1970).

Il existe une tension entre les vérités externes et internes à l’individu. Selon l’interprétation et la dynamique qui s’installe entre les vérités de l’individu et celles de « l’Institut », il en résulte harmonie ou conflit. L’individu doit prendre conscience de l’ensemble des lois ainsi organisées et comprendre comment elles s’appliquent à lui et aux autres, dans l’espoir de trouver un sens de justice universel.

 

Rapport hiérarchique entre l’individu et la société

 

Les individus ne vivent pas seul. La famille, la communauté et la société ont toutes une structure hiérarchique. Bien que chaque personne agisse directement dans son milieu en fonction de ses besoins, elle joue aussi un rôle dans la sphère sociale élargie. La Figure 14 présente le rapport géométrisé entre l’individu, au centre, et les champs sociaux élargis en périphérie. Plus on s’éloigne du centre, plus on entre dans la sphère sociale générale où l’individu participe au bien commun partagé par l’ensemble des membres de la société. Entre ces deux limites, Waldheims trace quatre arcs intermédiaires qui situent les relations des activités vécues entre l’individu et la société. Ces arcs des « vécus » sont à la limite du carré qui encadre les expériences du champ des activités de l’individu.

 

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Figure 14. Les principaux champs sociaux (Adaptation : FIG. 141, 1963).

La position relative des quatre principaux champs sociaux qui influencent la vie de chacun permet de définir la structure des groupes sociaux caractérisés comme suit :

 

Champ mythique ou politique (gauche)

La vie traditionnelle ancrée dans le passé.

L’aspect historique, la vie traditionnelle et accoutumée offre un réconfort, un désir pour « ce qui était ».

Le champ d’animation des idéologies par le mythe et l’obsession politique.

L’orientation vers le passé et les traditions.

 

Champ mystique ou psychologique (bas)

La vie passionnée et instinctuelle.

La société affectée par les idées religieuses ou spirituelles.

Le champ d’animation de la haine ou de l’amour.

L’orientation vers l’esprit familial et spirituel.

 

Champ économique ou scientifique (droite)

La vie rationnelle et méthodique.

La société ouverte et progressive qui s’appuie sur les preuves scientifiques et économiques.

L’orientation vers l’avenir et le progrès.

 

Champ culturel ou intellectuel (haut)

La vie intellectuelle équilibrée.

La société culturelle qui cherche l’humanisme en se penchant sur l’objet de toute compréhension humaine. Cet espoir est utopique et possiblement impossible à atteindre.

L’orientation vers l’espoir et l’humanisme.

 

Waldheims dessine l’ordre hiérarchique entre l’individu et la société dans l’œuvre #149 (Figure 15). La région la plus claire part de la sphère centrale et s’étend vers les quatre coins. Elle représente les rapports des champs sociologiques qui touchent directement la conscience de l’individu. La prochaine région, délimitée par les arcs qui touchent les quatre prochaines sphères, représente les champs sociologiques au niveau des expériences. C’est à ce niveau que l’individu interagit dans son monde. La troisième région se trouve à la périphérie et délimite l’influence des champs sociologiques au niveau des instincts. C’est la région où l’individu partage inconsciemment ce qu’il a en commun avec les autres membres de la société.

 

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Figure 15. Œuvre #149 - Hiérarchie des champs sociaux autour de l’individu.

Partie 2 - Les rapports interindividuels

 

La formation de groupes sociaux

 

Le philosophe et mathématicien britannique Alfred North Whitehead a écrit en 1929: « A society is a nexus which “illustrates” or “shares in” some type of social order ». Waldheims s’en inspire pour explorer d’autres facettes de la structure hiérarchique des champs sociologiques entre l’individu et ceux qui l’entourent. Les rapports sociologiques se vivent le long des arcs orientés vers chaque coin (Figure 16). Cette structure peut être adaptée pour explorer la nature évolutive et dynamique entre individus.

 

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Figure 16. L’orientation de l’individu vers autrui.

Waldheims a développé une série de représentations géométriques de ces rapports interindividuels et des nexus qui les relient. Un nexus, par définition, est la connexion entre les individus. Dans l’analyse qui suit, les « nexus sociologiques » sont représentés par des zones ombragées ou plus sombres dans les figures et les œuvres dessinés. La Figure 17 place une « pyramide » individuelle dans chaque quadrant du dessin. Le « nexus sociologique » entre les individus se retrouve en périphérie de chaque pyramide. Cette connexion inclut les forces sociologiques géométrisées sous forme d’arcs qui viennent toucher la sphère centrale ou la conscience de l’individu. Lorsque les arcs d’influence des champs sociaux s’approchent du centre de la sphère de la conscience de l’individu, Waldheims note que « c’est la conscience qui pose le plus les problèmes ». Il montre que les champs sociaux peuvent influencer directement les valeurs et la pensée de l’individu. Dans de bonnes circonstances, les individus partagent des valeurs communes et pensent de la même façon. Dans le cas contraire, l’individu voit sa conscience remise en question par ceux et celles qui l’entourent.

 

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Figure 17. L’influence des champs sociaux sur la conscience.

Dans la Figure 18 Waldheims montre que les observations des individus sont plus objectives par rapport à celles des autres membres du groupe en s’orientant vers des expériences partagées.

 

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Figure 18. La connaissance par expérience n’a que les problèmes d’observation.

Waldheims note que les nexus sociologiques partagés entre les membres du groupe étendu entretiennent des liens qui mènent à la formation de réseaux de plus en plus grands, tels une famille, une classe sociale, un parti politique ou une nation. Il organise les nexus au niveau des expériences d’un groupe de neuf individus, ce qui permet d’imaginer ces groupes à plus grande échelle (Figure 19).

 

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Figure 19. Un réseau de nexus sociologique de neuf individus.

Waldheims ajoute de la couleur à cette figure pour donner d’autres indices (Figure 20). Il y compare l’entente entre les individus. Dans l’œuvre #78 (à gauche), on observe que les champs sociologiques des individus adjacents sont de la même couleur. Dans ce cas, les individus partagent les mêmes observations sur un phénomène commun. Dans l’œuvre #152 (à droite), les couleurs des champs sociologiques adjacents sont différents. Waldheims montre ainsi que les observations diffèrent entre individus du même groupe. Dans de bonnes circonstances, ces différences sont source de débat. Dans le cas contraire, elles sont à l’origine de discordes qui peuvent mener à des conséquences néfastes.

 

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Figure 20. Contraste des rapports sociologiques dans deux groupes différents.

La marge de compréhension entre « moi » et « autrui »

 

« Au niveau instinctuel, les problèmes sont les plus restreints ». Waldheims propose qu’on puisse « réduire l’amplitude des problèmes en éliminant le niveau inférieur » des neuf sphères de la structure de l’individu (Figure 21). En retenant seulement les deux niveaux supérieurs de la conscience et des expériences, Waldheims centre l’interaction sur le plan logico-mathématique dans le champ des activités de l’individu par rapport au phénomène. Il revient à l’essentiel de la figure de l’objet de la conscience chez l’individu avec ses quatre expériences et le losange de l’entendement logique. Au départ, chaque individu maintient sa position et interagit seulement au niveau secondaire des expériences. La zone ombragée des nexus sociologiques qui les sépare est minime. Waldheims veut ainsi réduire les problèmes de subjectivité à l’interface entre la logique objective des individus et les enjeux sociaux qui les relient.

 

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Figure 21. Réduction des interactions au niveau logico-mathématique29F.

Waldheims fait varier l’ampleur des champs sociologiques qui modifie la marge de compréhension entre les individus. La dynamique des nexus d’interaction géométrisée attire l’attention sur la direction du changement de l’amplitude de la région ombragée dans chaque paire de figures et d’œuvres correspondantes. Le premier exemple limite la marge de compréhension entre les niveaux des expériences des individus (Figure 22).

 

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Figure 22. …entre sa propre expérience et celle d’un autre.

Ensuite, le champ de compréhension s’étend d’un côté, vers le centre de l’image ou vers la conscience de l’individu (Figure 23). Cet individu prend conscience des actions d’autrui sur lui-même.

 

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Figure 23. …entre sa propre conscience et le sens expérimenté d’un autre.

La marge de compréhension peut aussi être étendue vers autrui (Figure 24). Dans ce cas, chacun devient conscient de l’influence respective qu’il peut avoir sur l’autre.

 

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Figure 24. …entre sa propre conscience et celle d’un autre.

Dans la quatrième variation (Figure 25), l’attention est réorientée le long des bandes ombragées ou rouges qui géométrisent le lien de compréhension au lieu de la marge de compréhension. Les lignes qui radient du centre de la conscience de l’individu vers autrui forment de nouveaux nexus et l’expression idéale de la compréhension mutuelle entre les individus.

 

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Figure 25. La compréhension entre soi-même et autrui.

Avec l’ensemble de rapports interindividuels géométrisés dans cette partie, Waldheims met en perspective la dynamique entre les individus et nous montre les variations des nexus sociologiques.

 

Partie 3 - L’individu et « l’Institut  »

 

L’organisation des groupes sociaux

 

Une vie équilibrée dans une société idéale peut être vue comme une utopie. Plus la taille d’un groupe augmente, plus les différences d’opinions institutionnalisées viennent menacer le potentiel d’un équilibre social. Cela mène à la création de groupes idéologiques. Waldheims commence par catégoriser deux grands groupes sociaux, les groupes naturels et les groupes artificiels.

 

Groupes naturels

Groupes artificiels

Individu

Famille

Tribu

 

Clergé

Aristocratie

Bourgeoisie

Technocrates

 

Les groupes naturels se forment et s’hiérarchisent intuitivement. Les associations familiales et tribales existent depuis longtemps et contribuent à l’existence de chaque membre en comblant des besoins de survie essentiels. La structure sociale y évolue intuitivement autour du développement et de l’entretien du noyau familial. Les groupes artificiels se sont ajoutés au fil du temps et ont créé des institutions pour servir leurs besoins en établissant une structure de règlements et de lois basés sur leurs valeurs. Ces structures créent des divisions hiérarchiques et des classes sociales qui influencent la perception de la valeur de l’individu par rapport à lui-même et ses groupes naturels. Puisque l’institution prescrit les règles à suivre, elle crée l’enjeu où l’individu doit trouver un équilibre entre les valeurs de son groupe naturel et celles du groupe artificiel. En raffinant son analyse de l’influence des champs sociaux adjacents, Waldheims a élargi sa liste des groupes institutionnels à neuf (Figure 26).

 

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Figure 26. Principaux groupes sociaux.

Ces groupes sociaux sont au cœur de la critique que Waldheims fait de la société et des institutions qui la représentent. Il déplore qu’au profit des idéologies de groupes institutionnels, il y ait une division des sciences et des connaissances privilégiées par chacun d’eux, rendant difficile un équilibre qui assure la sécurité de chaque individu et la paix pour tous. Il est intéressant de voir la place que Waldheims donne au groupe artistique au cœur de la structure sociale. Il lui semble que l’artiste est le mieux placé pour trouver l’équilibre entre chaque groupe idéologique. « Étant donné que l’incompréhension du vrai pour la plupart des hommes est la conséquence d’une grande multitude de dogmes et de théories différentes, on peut autant dire que la compréhension du beau est plus naturelle et réconciliatrice. Si les dogmes et les théories sont souvent les instigateurs de cette incompréhension entre les hommes, l’art pour sa part est un facteur incontestable de paix ». Waldheims espère donc que l’art, surtout l’art de penser sur la surface des images puisse aider à harmoniser les rapports humains.

 

La révolution et la domination des groupes idéologiques

 

« La guerre idéologique, gardant toute possibilité de devenir une guerre totale, pour exterminer toute civilisation, est une preuve de la folie qui menace l’homme de notre époque » écrit Waldheims en 1964. Et il géométrise la situation de deux groupes idéologiques en conflit (Figure 27). Le conflit se situe à l’intersection entre le groupe politique/historique et le groupe économique/progressif.

 

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Figure 27. La révolution et la lutte des classes16F.

Waldheims propose une série de trois figures pour illustrer les degrés de contrôle lors de la prise du pouvoir par un groupe idéologique ou politique par un mécanisme donné. La première méthode, qui est la plus démocratique, est la représentation d’un groupe parlementaire (Figure 28). Le contrôle s’acquiert par voie d’élections générales et libres pour obtenir une majorité.

 

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Figure 28. Domination modérée par un groupe parlementaire.

Dans des circonstances d’instabilité politique, il arrive qu’un régime autoritaire prenne le contrôle par quelque moyen (Figure 29). Certains gouvernements utilisent la force militaire pour prendre ce pouvoir au nom de la défense d’une idéologie particulière ou pour rétablir un ordre social. Le pouvoir est sorti des mains du peuple et se concentre au sein d’un groupe plus restreint. Il n’y a plus d’opposition parlementaire. Dans d’autres cas, on peut voir une dictature du prolétariat qui vient bouleverser l’équilibre démocratique.

 

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Figure 29. Domination forte d’un groupe dans un régime autoritaire.

Finalement, si la tendance se maintient, la domination dictatoriale ou totalitaire se concentre sous la direction d’un individu qui se prétend le représentant ultime du peuple (Figure 30). Il impose son idéologie sans laisser aucune place à l’opposition dans le schéma. Waldheims a fait équation de cette phase de domination avec « la montée du Bolchevisme » et du Communisme sous Lénine.

 

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Figure 30. Domination totale d’un groupe dans un régime de dictature idéologique.

Ces variations de la domination politique de la société ont frustré Waldheims tout au long de sa vie. Entre les années 20 et 40, il a vu la Lettonie progresser pour ensuite se voir abandonnée en 1945 par les forces alliées occidentales à la domination totalitaire soviétique. Renverser cette domination anime son désir profond de retrouver un mécanisme qui redonne le pouvoir à l’individu face à « l’Institut ».

 

La lutte des classes

 

La lutte des classes est une autre forme de conflit social que Waldheims déplore, que ce soit dans le communisme, le capitalisme, le paternalisme, le colonialisme ou tout autre système où la stratification du pouvoir implique une division socio-économique et culturelle difficilement réconciliable. La hiérarchie des classes sociales se géométrise sur la grille de lignes diagonales des lois et des droits institutionnalisés (Figure 31). L’élite au pouvoir se trouve au centre tandis que la plèbe se retrouve en marge. Les couleurs vives du centre du pouvoir s’estompent jusqu’à ce que celles de la foule en périphérie disparaissent dans l’ombre.

 

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Figure 31. Le système des classes ou castes sociales.

Waldheims (1963) décrit l’équilibre qui découle de la lutte des classes comme « une paix sociale qui est humiliante pour tout individu intellectuel ». Il regrette que les luttes de pouvoirs, même au nom de la démocratie, cultivent les iniquités sociales.

 

L’équilibre social

 

Bien que Waldheims géométrise les sources de conflits qu’il observe et qu’il a subies, il est capable de décrire l’idéal d’un équilibre social auquel il aspire. La symétrie qu’il propose est fondamentale à l’harmonie nécessaire pour la survie. Il dessine une structure qui incorpore les quatre groupes sociaux principaux (Figure 32). On y retrouve la présence simultanée des communautés historique, progressive, psychique et intellectuelle. Le titre de l’œuvre « Coexistence équilibrée dans une démocratie future » laisse imaginer cette représentation en tant qu’une vision utopique.

 

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Figure 32. Coexistence équilibrée dans une démocratie future.

Waldheims place les quatre groupes principaux dans ce qu’il appelle le « losange de la conscience institutionnalisée ». Le losange contient aussi l’objet de la conscience qui représente à la fois l’individu, ses expériences et le phénomène qu’il vit. Dans cette figure, l’individu retrouve l’équilibre entre les quatre grandes forces sociales dans la création d’une société juste face aux phénomènes sociologiques. Le principal défi reste que l’individu maintienne cet équilibre lorsqu’il est confronté aux idéologies de « l’Institut ».

 

Les rapports entre l’individu et « l’Institut »

 

« Ce qui nuit à l’individu, nuit à la société (en sa totalité humanitaire), parce que la société progresse seulement par ses individus. Sans l’individu, la société est aussi inerte et stupide que l’univers est hors de la portée de l’homme (qui représente les êtres vivants) » écrit Waldheims, en 1963, posant le problème de l’équilibre réciproque de l’individu en tant que libre-penseur au sein des diverses forces des groupes sociaux qui l’entourent. Dans un cas idéal, l’individu maintient sa place centrale au sein de ses expériences (Figure 33). C’est plus ou moins la position du groupe artistique au sein des autres groupes institutionnels.

 

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Figure 33. Objectivité réciproque entre l’individu et les groupes sociaux.

Dans une société agressive, les groupes sociaux cherchent à s’imposer (Figure 34). Les triangles des groupes externes pénètrent dans la région de la conscience institutionalisée de l’individu. La position de cet individu est tout de même assez forte pour s’affirmer et débattre les idéologies qu’on essaie de lui imposer.

 

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Figure 34. La société agressive23F.

L’individu peut être agressé par les forces sociales, mais il peut aussi devenir agressif (Figure 35). Les autocrates, les dictateurs, et les anarchistes s’affirment ainsi et bouleversent tous les groupes qui les entourent. On voit que la région centrale s’accroît pour s’imposer aux groupes sociaux en périphérie.

 

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Figure 35. L’individu agressif.

Waldheims exprime son grand désarroi de voir les individus subir de telles pressions sociales (Figure 36). « L’homme est devenu faible et incertain dans ses raisonnements ultimes, accablé par l’immense masse des connaissances qu’il n’est pas capable de comprendre en sa totalité du sens, mais seulement en utiliser par le principe d’opportunité ». Les zones des groupes sociaux envahissent la région centrale de l’individu. Ce dernier se soumet. Dans le pire scénario, l’individu abdique son identité sous le poids de la complexité et de la confusion semée par la propagande. Il cherche uniquement à se sauver et utilise l’information qui lui est donnée pour développer une perspective opportuniste, voire égoïste.

 

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Figure 36. Homme (primitif) inconscient de son oppression25F.

C’est sans contredit pour survivre, que l’individu s’allie à un groupe institutionnel afin de se définir et trouver quelque sens d’appartenance. Waldheims espère que l’individu pourra redresser les injustices qui découlent de la division des connaissances et de la polarisation par « l’Institut ». Avec la géométrisation, il souhaite équiper chaque personne d’un guide visuel lui permettant de préserver son droit de penser librement une totalité de possibilités, et qu’elle devienne une « véritable représentante de l’humanité ».

 

Conclusion

 

« L’essence générique du domaine géométrique, ou l’essence pure de l’espace est de telle nature que la géométrie peut être pleinement certaine de pouvoir, en vertu de sa méthode, maîtriser véritablement et avec exactitude toutes les possibilités » écrivait Husserl, en 1959. Waldheims s’en inspire pour que sa géométrisation devienne un système de pensée complet, autant scientifique qu’esthétique, et pour explorer l’unité de la philosophie, de la psychologie, de la science et des rapports humains. Le cadre de la présente analyse ne touche qu’une fraction de l’ensemble du potentiel du « Schéma de l’entendement » qui mérite d’être exploré à l’aide du reste de l’œuvre sur les plans à la fois artistique et philosophique. Si cette démarche est acceptable sur le plan philosophique, demeure la question : « Est-ce que la géométrisation de la pensée de Waldheims est un art? ». Waldheims la conçoit initialement comme une cartographie et un système cybernétique d’orientation de la pensée. Elle devient rapidement un système visuel susceptible d’attirer l’attention, le plus souvent insuffisante face aux phénomènes complexes. La pensée doit être captée et guidée à l’aide d’un dispositif esthétique visuel, attractif. C’est à l’aide de lignes, de formes et de figures géométriques multiples auxquelles il ajoute des couleurs et des dimensions, qu’il espère augmenter le potentiel de son « Schéma de l’entendement ».

 

Il développe un langage esthétique à partir d’une multitude de principes psychologiques, philosophiques et scientifiques, et construit une œuvre artistique à partir de dynamiques relationnelles pour que chaque facette d’un phénomène soit considérée en même temps. Waldheims souhaite que l’individu découvre ainsi toutes les possibilités de solutions en même temps en « pensant sur la surface » du dessin. Il espère que la géométrisation deviendra un fondement de l’art de penser et d’être. « L’art suprême ou l’art topique, écrit-il en 1966, c’est l’art de penser la totalité du sens psychologique… Par la pensée pure l’art est intellectuel, par son exercice physique il est instinctuel, mais l’art est toujours intuitif. Savoir coordonner l’instinctuel et l’intellectuel, en tant qu’ils sont corrélatifs au beau et vrai de même qu’au bien et juste, voilà ce qui est le véritable art de l’homme ». Et il notait déjà en 1963 : « Plus l’individu progresse, plus « l’Institut » devient superflu; c’est pourquoi les « Instituts » ont des tendances totalitaires et haïssent l’individu plus comme le dernier des criminels. Autrement plus vieux est « l’Institut », plus mauvais est le service, qu’il donne, même s’il semble plus intelligent qu’auparavant ».

 

On se souvient que Waldheims a été motivé par le désir profond de résoudre les conflits et les tensions entre les individus, la société et « l’Institut ». Chaque individu a la capacité de promouvoir sa propre version de la vérité selon le groupe idéologique ou institutionnel auquel il adhère. Les médias sociaux tendent à fragmenter les informations, alimenter un discours polarisé, opposer les opinions. À l’ère du numérique, on nous bombarde de messages socio-politiques polarisants qui sont par définition de la propagande institutionnelle. Les analystes nous exhortent à choisir entre être « pour ou contre ». C’est le terreau fertile de la dissension par les « fausses nouvelles ». Sommes-nous vraiment confrontés à un simple choix binaire? La pensée totalisante émerge sur la surface des images. Par la géométrisation, Waldheims veut montrer que la solution ne se trouve pas dans une position idéologique fixe, mais qu’elle se situe en équilibre dans une région au centre du « Schéma de l’entendement ». Il nous invite à découvrir les relations entre les idées abstraites sur un plan visuel et concret. Cette région au cœur du « Schéma de l’entendement » se trouve en équilibre homéostatique sous les influences des principaux champs sociologiques (Figure 37). « La philosophie plastique cherche à diminuer les conséquences néfastes de notre civilisation trop dominée par la pensée linéaire, autant linguistique que logico-mathématique, étrange aux principes démocratiques et humanitaires » écrit Waldheims, en1991.

 

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Figure 37. Œuvre #120 - La conscience individuelle, la seule représentante de la société globale ou de l’humanité.

Bibliographie

 

Arnheim, Rudolph. 1966. Toward A Psychology of Art. University of California Press.

Descartes, René. 1943. Œuvres choisies. Classiques Garnier.

Kant, Immanuel. 1963. Critique de la raison pure. Presses universitaires de France.

Husserl, Edmund. 1959. Idées directrices pour une phénoménologie. Gallimard, Paris.

Scheler, Max. 1955. L’homme et l’histoire. Aubier-Montaigne, Paris.

Teilhard de Chardin, Pierre. 1955. Le phénomène humain. Seuil,Paris.

 

Waldheims, Zanis – textes et manuscrits

1963 - Description du « Schéma de l’entendement ».

1964 - Résumé de mes recherches sur le problème de construire un système géométrique de l’entendement, psychologique et épistémologique à la fois.

1966 - L’art topique ou l’art de penser : Demande de brevet.

1966 - Introduction à a méthode de l’investigation, esthétique et scientifique à la fois.

1966 - La géométrisation : Résumé des principes de la méthode d’analyse.

1966 - Éléments d’une métaphysique géométrique.

1970 - La géométrisation de la pensée exhaustive.

Première partie : Géométrisation de l’unité de sens.

Seconde partie : La géométrisation amplifiée de sens (314 figures).

1991 - La philosophie plastique.

 

Whitehead, Alfred North. 1929. Process and Reality.Cambridge University Press.

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