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Art versus Société : l'art doit changer le monde / Sous la direction d'Hervé Fischer / Vol.18 N.3 2020

Les médias sauvages *

Jürgen Claus

magma@analisiqualitativa.com

Jürgen Claus, Né à Berlin en 1935, travaille comme artiste dans diverses techniques et médias : peinture, film, vidéo, installations lumineuses et solaires et art sous-marin. Il a écrit de nombreux ouvrages sur l’art contemporain et ses fondements théoriques, dont le tirage total s’élève à 100.000 exemplaires dans quatre langues différentes. Claus vit et travaille à Aix-la-Chapelle (Allemagne) et à Baelen (Wallonie/Belgique), où il dirige depuis 1989, avec sa femme Nora, le Centre d’art biosphérique qui se concentre sur l’art climatique et biosphérique. Il est rédacteur honoraire de Leonardo, MIT Press. En 1991, il a été nommé professeur à l’Académie des arts médiatiques de Cologne, qu’il avait contribué à fonder à partir de 1987. Claus s’est surtout fait connaître à la fin des années 1960 et dans les années 1970 pour des événements artistiques sous-marins spectaculaires qu’il a enregistrés sur film et en photographie. To the Oceans with Imagination, son dernier livre, a été publié en 2020 par les éditions Cantz, Berlin et ZKM Karlsruhes.

 

Abstract

Aujourd’hui, nous sommes face à l’émergence d’un nouveau type de culture. Les médias sont dès lors confrontés à un grave problème de conflit générationnel : ils doivent le surmonter en sauvegardant la mémoire de l’ancien monde des images dans le flux constant de la nouvelle création. Les médias d’aujourd’hui sont devenus des multimédias, alliant image, musique et performance, et créant une nouvelle réalité médiatique, une nouvelle forme d’expérience dans laquelle les énergies s’échangent, se superposent et s’hybrident. C’est l’intensité de la performance de cet écosystème énergétique, tel une salle de concert, qui en détermine la valeur.

 

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Tauucherinnen mit Sternformen.

La mutation des médias

 

Les médias ne sont pas une maison de tolérance, dédiés à notre seul plaisir. Ce furent longtemps d’étranges miroirs qui conservaient pour un temps les images qu’ils puisaient dans le reflet des réalités. Mais ils sont devenus désormais les pierres magiques de l’ère du silicium, qui accumulent l’énergie avant de la libérer. Accumulateurs de fossiles, ils sont dépositaires du carbone de la mémoire, dont on peut extraire l’énergie. Et ils créent désormais une nouvelle réalité, qui lance un défi aux artistes. Alors, salut aux médias !

 

Depuis une soixantaine d’années, et même davantage, nous, les artistes, avons redessiné et élargi les médias, avec des technologies nouvelles, que nous avons eu du mal, au début, à nous approprier. Aujourd’hui, les MacBook et les Smartphones sont devenus des bancs d’essai pour les mordus des médias et les nouvelles générations s’en sont emparés à l’échelle mondiale pour nous proposer des créations visuelles d’une nature inédite. D’une nature « sauvage », au sens de la pensée sauvage de Claude Lévi-Strauss, qui permet de traduire « l’autre dans le nôtre et vice versa ». Les écosystèmes médiatiques relient et créent différents « mondes temporels » à l’échelle de la planète. Les « générations à risque » (Ulrich Beck), fascinées par les nouveaux médias, se confrontent de ce fait actuellement à des processus désordonnés, c’est-à-dire chaotiques. Le musée imaginaire de l’art mondial aura-t-il encore un sens pour eux ? Peut-on espérer que l’éducation aux médias permette un réajustement de notre héritage d’arts visuels traditionnels, pour instaurer un dialogue entre eux et les arts numériques, avant que leur muséification par les anciennes générations ne ruine ce patrimoine mondial ?

 

Notre objectif ne devrait pas être de maximiser la valeur récréative des arts traditionnels en généralisant leur accès à tous. Les médias artistiques doivent assumer la tâche décisive de faire émerger un nouveau type de culture, dans laquelle les « nouveaux venus dans le monde intellectuel, à savoir les moyens de communication de masse » (Abraham A. Moles) assumeront le défi de créer un pont entre les générations et de surmonter le conflit socialement dangereux qui les sépare. Il s’agit de préserver la mémoire culturelle des images de l’ancien monde dans le flux incessant des médias du nouveau monde.

 

Certes, les médias numériques d’aujourd’hui deviennent multimédias, ils s’élargissent en intégrant les œuvres musicales classiques, ils donnent au papier de leurs anciennes partitions un nouveau souffle, une résonance vivante de gammes d’ondes et d’énergies qui s’échangent, se superposent, et avec lesquelles nous communiquons intensément. C’est un art qui va bien au-delà de la surface des écrans, des tirages photographiques ou des films. Les nouveaux médias créent des champs énergétiques nouveaux, créent des salles de concert où nous partageons l’intensité d’une expérience musicale virtuelle tridimensionnelle.

 

On parle de zones critiques dans l’art actuel. Le ZKM (Centre pour l’art et les médias de Karlsruhe en Allemagne) en a proposé une expérience forte en 2020 sous la direction de l’artiste/curateur Peter Weibel. C’était un événement virtuel plus encore qu’une exposition, du fait de la pandémie de la Covid 19 qui excluait toute présentation traditionnelle. Il fallait trouver de nouveaux moyens de communication avec les visiteurs, tant virtuels que réels. La zone critique pour les médecins se situe dans l’articulation de l’épaule au niveau du tendon du supraspinatus. Les scientifiques du Centre Helmholtz de Potsdam, utilisent aussi ce terme pour définir la fine couche qui sépare la surface de la roche dure de la ligne supérieure de la végétation qui la recouvre. Elle comprend l’humus, les eaux souterraines et les plantes. Cette définition s’élargit constamment. Par exemple, revenons historiquement aux recherches du géophysicien russe Vladimir Vernadsky (1863-1945), qui a créé une base scientifique remarquable pour l’étude de notre biosphère dans le livre du siècle La Biosphère, qui fut publié pour la première fois en 1926, mais demeura longtemps ignoré à l’Ouest en raison du rideau de fer. Cette ignorance devrait aujourd’hui être jugée criminelle, si nous continuons à négliger les zones critiques qu’il désignait, et persévérons à les détruire, à les « brûler » : dans les océans, dans les milieux de vie urbains que nous partageons, dans le « droit à la ville », que revendiquait déjà dans les années 1960 le philosophe marxiste Henri Lefebvre (1901-1991). En termes actuels, il faut réaffirmer ce principe énoncé par Niels Boeing : « Toute analyse politique du capitalisme actuel doit partir de ces zones critiques ».

 

Lors d’un tournage pour Planet Ocean : Underwater Art de Jürgen Claus, l’artiste a exploré une expérience artistique particulière avec les sons sous-marins. L’un des motifs centraux du film était un clocher descendu dans l’océan jusqu’à une profondeur d’environ 15 mètres. Le clocher a été filmé parmi les récifs de Long Island, aux Bahamas. Il comprenait au total 12 cloches de verre de couleur orange vif suspendues à une structure en aluminium. Le clocher était à la fois une sculpture et un instrument dont jouaient les plongeurs avec des fusées éclairantes à la main. On peut imaginer l’espace sous-marin de la mer comme une immense salle de concert.

 

Soudain apparaissent dans notre corpus d’images des films, des installations artistiques qui ne sont pas familiers à la critique d’art traditionnelle : Microbiomes, holobiontes ! Elle doit alors faire un effort énorme pour prendre en compte ce nouveau champ de l’art en pleine expansion. Devons-nous alors parler de zones critiques aussi pour l’art ? L’art lui-même - nous ne parlons pas ici des thèmes dont traite l’art - est-il fondé sur suffisamment de connaissances intrinsèques en géologie, climatologie, biologie, cybernétique pour se familiariser immédiatement avec les multi-univers nouveaux de sons et d’images des artistes ? Je pense, par exemple à Victoria Vesna (1959) qui a présenté avec son équipe interdisciplinaire un énorme aquarium virtuel sonore aux Rencontres Ars Electronica de Linz. Nous y entendons monter du fond des océans la souffrance du phytoplancton, la plus grande population de notre planète, responsable de jusqu’à 80% de l’oxygène de l’atmosphère terrestre. « Nous devons nous concentrer sur le bas de la chaîne alimentaire plutôt que sur le haut », déclare l’artiste américaine. Projeté sur le cloud au-dessus de nous, le plancton, apparaît alors de la taille des baleines. L’art prend ainsi de l’ampleur, à la mesure du débat sur le climat. Il nous impose à sa manière ses analyses et notre responsabilité humaine.

 

* Traduit de l’allemand par Hervé Fischer.

 

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Sharm, 1978, Wien.

 

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Taucher am Glockenturm.

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Die Geburt des Homo Aquaticus.

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Sharm, 1978, Wien.

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Hinterglasfotos für Wien.

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