"La ville doit répondre à tous les nouveaux désirs de vivre autrement"

INTERVIEW - La Fondation Palladio, avec le soutien de la Fabrique de la Cité, lance "L’Université de la Ville de Demain" qui se déroulera les 8 et 9 juillet prochains à Chantilly. Entretien exclusif avec Bertrand de Feydeau, président de la Fondation Palladio.

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Bertrand de Feydeau, président de la Fondation Palladio, vice-président de la Fondation du patrimoine et vice-président de la Fondation du Collège des Bernardins.

D’ici à 2050, les deux-tiers de la population mondiale habiteront en ville, ce qui va, évidemment, poser bon nombre de questions. Pour tenter d’y répondre, la Fondation Palladio (dont les parrains sont notamment Edouard Philippe, Valérie Pécresse, Xavier Bertrand, Alain Juppé, Anne Hidalgo ou Bernard Cazeneuve), avec le soutien de la Fabrique de la Cité, lancent le premier "Davos" de la Ville: "L’Université de la Ville de Demain" se déroulera les 8 et 9 juillet prochains à Chantilly pour émettre des propositions et tenter de peser sur les débats de la prochaine élection présidentielle. Cette manifestation réunira à huis clos environ 150 décideurs issus du public (maires, présidents de région ou de métropole), du privé (investisseurs, promoteurs, constructeurs...) et de la société civile (représentants d’associations, architectes, urbanistes…). Explications avec Bertrand de Feydeau, président de la Fondation Palladio, vice-président de la Fondation du patrimoine et vice-président de la Fondation du Collège des Bernardins.

Challenges - Avant tout, qu’est-ce que la Fondation Palladio?

Bertrand de Feydeau - La Fondation Palladio a été créée par de grands acteurs de l’industrie de la ville (grandes foncières, architectes, financiers, investisseurs…) qui ont pris conscience qu’ils jouaient un rôle déterminant dans la construction de la ville. Dans le même temps, la ville est le lieu de concentration des questions les plus tangibles de la société, à la fois de ses espérances mais aussi de ses risques. Il fallait donc attirer sur la ville de nombreux talents, de tous horizons comme des artistes, des anthropologues ou des sociologues pour réfléchir ensemble à la problématique urbaine. 

Vous lancez l’Université de la Ville de Demain. Quels sont ses objectifs?

En matière économique, le précédent trend de baisse des taux d’intérêt a permis de créer de la valeur presque mécaniquement. Mais nous sommes en fin de cycle: il faut désormais changer de business model. Nous proposons donc aux dirigeants de se rencontrer pour travailler et de se laisser imprégner d’une réalité qu’il est nécessaire de mieux connaître. Le fait de construire est un engagement long et l’investissement préalable est d’autant plus important que ses conséquences sont durables à très long terme. Nous avions déjà  réuni une centaine de dirigeants lors d’une conférence il y a deux ans et nous voulons aujourd’hui aller plus loin en créant un lieu de travail qui fait référence à la grande tradition universitaire, avec des échanges et du travail en commun pour faire progresser ensemble cette industrie. 

Le thème retenu pour cette première édition, c’est la ville bas carbone pour tous. Pourquoi ?

Nous sommes poussés par cette considération incontournable du problème des émissions de gaz à effet de serre et du rôle déterminant que jouent les villes dans le réchauffement climatique. C’est un aiguillon considérable qui opère à un moment où cette pandémie dévoile des tendances déjà nées et qui sont brutalement mises en avant. Par exemple, pour le basculement des outils numériques, nous les avions déjà en main, ils sont maintenant des prolongements de notre personne, et vont aussi nous permettre de traiter le problème climatique. Mais surtout, il faut le faire sans marginaliser personne: la ville doit avoir le souci constant d’inclure, d’accueillir et de recevoir toutes celles et tous ceux qui veulent y habiter. C’est pourquoi nous avons choisi comme thème de cette Université la ville bas carbone pour tous: les deux sont indissociablement liés. Cela ne sert à rien de faire une ville bas carbone si c’est pour faire une ville close qui ne fait droit à aucune personne en difficulté ou en migration volontaire ou forcée.

Les citadins semblent plutôt fuir les grandes villes. Comment la crise sanitaire liée à l’épidémie de Covid-19 a-t-elle changé la donne?

La ville est une réponse culturelle à notre besoin fondamental de la rencontre, de l’échange et du dialogue. Cette soif insatiable nous amène à nous regrouper. Que l’on le veuille ou non, la ville est la pointe de la culture. Nous devons attacher de  l’intelligence tout en satisfaisant aux besoins primaires, intellectuels, culturels affectifs et spirituels. La ville doit répondre à toutes ces questions sous l’impulsion du double aiguillon de la décarbonation et de l’inclusion. A travers l’Université de la Ville de Demain, l’idée est d’inviter et de faire travailler ensemble les trois grandes catégories d’acteurs dans la co-construction de la ville: les acteurs publics, l’industrie (secteur privé) et les urbains eux-mêmes qui ont leur mot à dire et doivent être embarqués dans ce qui prépare leur avenir.

Nous sommes actuellement dans une triple opposition: l’Etat gouverne et interdit, l’industrie est confrontée à différentes difficultés et les urbains qui ont peur font tout pour freiner. Le risque, c’est de nous retrouver dans une situation similaire à celle de 1948, marquée par un blocage de la construction alors qu’il y avait un fort besoin de logements, et de la conception d’alors de la ville, cristallisée par la charte d’Athènes. 

Faut-il changer de modèle de conception de la ville?

Avec ce concept de la ville fonctionnelle, les quartiers sont séparés selon le type d’activité: habitations, bureaux ou commerces. La ville est cloisonnée: il faut donc obligatoirement se déplacer pour travailler, apprendre, acheter, s’amuser ou bien se soigner. Il faut réunifier le métabolisme de la ville. Il doit permettre aux individus d’utiliser différemment leur temps et augmenter la part disponible pour la rencontre. Nous avons une capacité à appréhender cela: c’est d’ailleurs l’avantage de l’Europe dans la concurrence des nations. Interrogé un jour sur ce qu’était l’Europe, François Mitterrand avait répondu: "L’Europe, ce sont les villes". C’est une boutade bien sûr, mais au fond, c’est une réponse civilisationnelle. La proposition de la ville doit aujourd’hui intégrer et répondre à tous ces nouveaux désirs de vivre autrement. La ville est un corps: ce qui est en train de changer fondamentalement, c’est le désir de vie des gens et il faut l’intégrer dans la construction.

Chacun peut-il vraiment choisir la ville où il souhaite s’installer?

Lors d’une discussion, le philosophe Michel Serres et le cardinal Jean-Marie Lustiger avaient conclu: "Nous sommes au stade où l’humanité sort définitivement du Néolithique". Dans l’histoire des hommes, il y a eu cette phase durant laquelle où l’Homme s’est aperçu qu’il pouvait produire lui-même et qu’il n’était plus obligé d’être chasseur ou cueilleur. Il a donc acquis la liberté de pouvoir s’installer, mais c’est aussi un asservissement. L’Humanité s’est donc engagée dans une organisation qui a comme caractéristique principale l’installation obligée. En même temps, c’est l’essence même du servage. Aujourd’hui, le temps consacré à produire est devenu marginal et cette implantation obligée est libérée par les nouvelles technologies. On s’aperçoit qu’il est plus efficient, économique et écologique de transporter des datas que des hommes. Ceux-ci peuvent donc se poser là où ils veulent. Pour autant, on ne retourne pas à une société nomade, on rentre dans un espace nouveau de liberté augmentée. Mais encore faut-il évidemment en avoir les moyens (économiques, culturels, etc.). D’où l’importance de l’inclusion, car tout le monde n’a pas les mêmes capacités.

Comment construire à nouveau la ville?

Il faut apprendre. Avec la fondation, nous avions eu l’idée et l’ambition d’écrire une nouvelle charte de la ville. C’est immodeste et vain. En revanche, nous voulons proposer une méthode de travail. Cette charte de l’Université de la Ville de Demain prend acte du phénomène d’attraction/répulsion urbain actuel. Les jeunes ne veulent pas quitter la ville mais ils n’aiment pas le visage qu’elle leur propose actuellement. Avant, nous remettions un prix du jeune diplômé avec un rapport de fin d’études. Nous avons arrêté et réfléchi pendant un an.

Nous avons lancé une consultation baptisée Make the city avec la plateforme Agorize pour solliciter une initiative et un projet porté par plusieurs jeunes sur les thèmes proposés. Nous avons reçu une avalanche de propositions: 480 projets pluridisciplinaires, soit plus de 2.000 étudiants, contre 7 ou 8 rapports d’études auparavant, un gisement formidable! La ville n’est pas du tout rejetée par les jeunes mais ils veulent une autre façon de vivre la ville. La question, c’est de savoir comment satisfaire à leur désir d’urbanité. C’est un terme très riche l’urbanité: c’est la rencontre, le lien social, le respect de l’autre. La ville fait aujourd’hui émerger le cantonnement, l’exclusion, la violence. C’est ça qui est rejeté. Donc il faut nous parler autrement.