Les défis des conseillers indépendants

Par Jean-François Venne | 22 novembre 2021 | Dernière mise à jour le 15 août 2023
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Jeune adulte au sommet d'une montagne
Photo : South_agency / iStock

Les événements se liguent pour compliquer la vie des conseillers indépendants. Ils doivent recentrer leur proposition de valeur sur le conseil et les approches personnalisées.

La crise sanitaire a donné un violent coup d’accélérateur au virage numérique dans les services financiers. Pour les conseillers indépendants habitués de rencontrer leurs clients en personne, le choc s’est avéré rude. Ils ont dû se familiariser dans l’urgence avec les plateformes de visioconférence, mais aussi avec les signatures électroniques ou encore l’hébergement de documents en infonuagique.

« Cela représente des coûts additionnels pour les conseillers, notamment ceux qui n’étaient pas très avancés dans leur transformation numérique », concède Flavio Vani, président de l’Association professionnelle des conseillers en services financiers (APCSF).

Le défi ne se limite pas à la technologie. La communication avec les clients n’est pas du tout la même en ligne qu’en personne. Les conseillers peinent davantage à identifier les signes non verbaux d’incompréhension, d’inconfort ou de frustration. « Avec les gens que l’on connaît depuis un bon moment, c’est moins difficile, poursuit Flavio Vani. Cependant, ça complique les choses du côté de la prospection. C’est plus ardu d’établir un lien de confiance avec une personne lorsqu’on se trouve chacun devant son écran. »

Par ailleurs, Flavio Vani note que la réduction des déplacements permet aux conseillers de consacrer le temps qu’ils passaient en voiture ou en transport en commun à des tâches plus fructueuses. Tout n’est pas noir, donc.

Tant mieux, parce que certaines habitudes créées pendant la pandémie risquent de se maintenir. Dans une enquête réalisée par Léger Marketing1 pour le compte de la Chambre de la sécurité financière (CSF) et présentée lors du ProLab CSF du 27 mai 2021, un quart des répondants souhaitaient continuer à rencontrer virtuellement leur professionnel des services financiers, comparativement à 50 % qui préféraient en face à face.

« Dans le sondage, 11 % des répondants indiquaient qu’ils recherchaient un conseiller habile technologiquement, mais ce qui ressortait surtout, c’était que deux sur dix voulaient un conseiller doté d’une grande capacité d’écoute pour comprendre leurs besoins, et la même proportion jugeait impor-tant qu’il soit bon vulgarisateur », relativise Me Marie Elaine Farley, présidente et chef de la direction de la CSF.

DES OBLIGATIONS QUI N’ONT RIEN DE VIRTUEL

Me Farley poursuit en rappelant que les mêmes obligations déontologiques et légales s’appliquent que l’on serve les consommateurs en personne ou virtuellement. C’est le cas, par exemple, des exigences de consentement éclairé et de signature des documents. Le représentant doit s’assurer que son client a en main toutes les données nécessaires à sa compréhension. Il doit aussi apprendre à manier la signature électronique, permise depuis 2001 par la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information. Certains cabinets ont développé leur propre outil, alors que d’autres utilisent des applications produites par des tiers.

« Ces obligations encadrent également la protection des renseignements des clients », ajoute Me Farley. Déjà, l’article 26 du code de déontologie de la CSF et les articles 8 et 9 du Règlement sur la déontologie dans les disciplines de valeurs mobilières prévoyaient des exigences à cet effet.

Voici que l’adoption du projet de loi 64 vient les augmenter. Les entreprises doivent désormais désigner un responsable de la protection des renseignements personnels. Le rôle échoit par défaut au PDG si personne d’autre n’est nommé. La nouvelle loi rehausse notamment les exigences en matière de transparence, de consentement, de conservation et de destruction des données en plus d’obliger la création d’une politique et de pratiques claires dans la gouvernance des renseignements personnels. Pour les indépendants, ces tâches peuvent représenter un défi et des coûts additionnels.

CONCURRENCE ACCRUE

Le virage technologique apporte aussi deux autres menaces pour les indépendants: les conseillers-robots et la vente directe en ligne, permise dans le cas des assurances depuis l’adoption du projet de loi 141 en juin 2018. « Cela ouvre un nouveau canal de vente aux assureurs, qui deviennent de plus en plus les compétiteurs des conseillers, déplore Flavio Vani. Les consommateurs recherchent souvent le meilleur prix et la facilité, ce que leur offrent les plateformes en ligne. S’ils contractent une mauvaise assurance ou commettent une erreur, ils ne le réaliseront que bien plus tard. »

Les conseillers indépendants se font également souffler dans le cou par les conseillers-robots. L’un des plus gros au Canada, Wealthsimple, compte déjà plus de 175 000 clients et gère plus de cinq milliards de dollars d’actifs. Dans le sondage de la CSF, un membre de la génération Y sur cinq préférait faire affaire avec un conseiller-robot et un quart de l’ensemble des répondants désirait un accès à de meilleurs outils technologiques pour effectuer eux-mêmes leurs transactions.

« Les conseillers doivent s’assurer que leur proposition de valeur porte vraiment sur une approche personnalisée du conseil, et ils gagnent à être multidisciplinaires afin de pouvoir répondre à plusieurs besoins de leurs clients », croit Flavio Vani.

« Les conseillers doivent s’assurer que leur proposition de valeur porte vraiment sur une approche personnalisée du conseil, et ils gagnent à être multidisciplinaires.  »

Flavio Vani

LE FARDEAU DE LA CONFORMITÉ

L’évolution de la réglementation n’a pas non plus simplifié la vie des indépendants. « L’industrie se professionnalise et les exigences augmentent, notamment du côté des valeurs mobilières, ce qui alourdit le fardeau de la conformité », reconnaît Me Sonia Struthers, avocate associée chez McCarthy Tétrault.

«  L’industrie se professionnalise et les exigences augmentent, notamment du côté des valeurs mobilières, ce qui alourdit le fardeau de la conformité.  »

Me Sonia Struthers

Les réformes axées sur le client, par exemple, relèvent les exigences en matière de convenance. Les conseillers devront recueillir plus d’informations afin de mieux connaître leurs clients et avoir des processus plus exhaustifs d’analyse des produits. Ils devront aussi réviser le dossier de chaque client tous les 36 mois ou même chaque année pour les comptes gérés et le marché dispensé. Les deux phases du modèle de relation client-conseiller de l’AMF avaient déjà multiplié la quantité d’informations que les représentants doivent fournir à leurs clients.

Autre exemple: l’obligation d’avoir un chef de la conformité dans les sociétés de gestion de portefeuille. « Il y a trente ans, la plupart des petits cabinets indépendants n’en avaient pas à l’interne, cette responsabilité revenait aux dirigeants, rappelle Me Struthers. Maintenant, ils doivent compter sur un chef de la conformité qui répond aux exigences de formation et d’expérience des autorités et souvent celui-ci consacre la plupart de son temps à cette tâche. »

Flavio Vani milite depuis longtemps pour une restructuration fondamentale de l’encadrement des conseillers, lequel serait axé sur le conseil et non plus sur le type de produits vendus. « Mieux vaudrait un seul permis, décerné à des professionnels formés pour offrir du conseil sur tout un ensemble de produits financiers, plutôt que de scinder la profession en plusieurs permis de pratique », croit-il.

UNE RELÈVE SOUS PRESSION

Le contexte actuel devient particulièrement inhospitalier pour les conseillers débutants qui souhaitent se lancer comme indépendants, entre autres en raison de changements dans les formes de rémunération autorisées. « C’était déjà très difficile de démarrer une pratique indépendante, mais la disparition des frais d’acquisition reportés en 2022, qui permettaient aux conseillers de toucher une commission dès la vente et au cours des années suivantes, compliquera encore plus cette démarche pour la relève », juge Ann-Rebecca Savard, présidente de l’Association de la relève des services financiers (ARSF) et conseillère aux ventes et à l’investissement de MICA Cabinets de services financiers.

«  C’était déjà très difficile de démarrer une pratique indépendante, mais la disparition des frais d’acquisition reportés en 2022 compliquera encore plus cette démarche pour la relève.  »

Ann-Rebecca Savard

Elle rappelle que ceux qui débutent héritent souvent de clients plus jeunes et moins fortunés. Ceux-ci correspondent bien au profil d’investisseurs qui peuvent bénéficier de produits à frais d’acquisition reportés ou à frais réduits, puisqu’ils investissent souvent à très long terme. Par contre, ils n’investissent généralement pas de très gros montants.

« Avec la disparition de ces commissions, les conseillers qui commencent éprouveront des difficultés à recevoir une rémunération récurrente suffisante dans leurs premières années qui leur permettrait de mettre les heures de travail nécessaires pour bien servir leurs clients tout en touchant un revenu décent », regrette Ann-Rebecca Savard.

Cela s’ajoute au défi accru de recruter des clients en temps de crise sanitaire. « Avant la pandémie, je réalisais toujours mes premières rencontres avec un client ou un client éventuel en personne, pour mieux le connaître et établir un lien de confiance, souligne la conseillère. C’est plus compliqué de trouver de nouveaux clients en visioconférence. »

Elle juge important de soutenir la relève, qu’elle souhaite travailler comme indépendant ou non, dans un contexte où la pénurie de main-d’œuvre risque d’affecter les services financiers. Les données tirées des rapports annuels de la CSF montrent qu’après avoir augmenté de manière marquée entre 2000 et 2015, le nombre total de membres est resté relativement stable depuis. La CSF comptait 503 représentants de moins en 2020 qu’en 2015.

Cependant, ce qui attire l’attention, c’est surtout la proportion des conseillers de 61 ans et plus, qui a presque quadruplé depuis 2000, passant de 3,5 à 12,8 %. À l’inverse, la part des membres de 30 ans et moins a baissé de 31,7 % depuis 2016.

« Que ce soit dans l’investissement ou dans l’assurance, les conseillers effectuent un travail primordial et très valorisant, affirme Ann-Rebecca Savard. Ce métier mérite d’être mieux présenté auprès des jeunes dès le secondaire, afin qu’ils sachent qu’il peut constituer une voie intéressante pour eux, malgré les défis qu’il occasionne parfois. »

Jean-François Venne