Saül attaquant David. Guercino, 1646. Huile sur toile, 147 x 220 cm. Galerie nationale d’art ancien, Rome (Wikipedia).

Sortir du cycle...

Patrice Perreault Patrice Perreault | 7e dimanche du Temps ordinaire (C) – 20 février 2022

L’amour pour les ennemis : Luc 6,27-38
Les lectures : 1 Samuel 26, 2.7-9.12-13.22-23 ; Psaume 102 (103) ; 1 Corinthiens 15, 45-49
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.

Les textes bibliques de ce dimanche nous offrent un regard sur l’évolution tant sociale, psychologique, éthique que spirituelle. En effet, quels sont les signes et les manifestations de comportements réellement humains? Quelles sont les voies à privilégier pour sortir du cycle du jugement? Comment cheminer sur la route de l’humanisation? C’est à ce type d’interrogations que les textes d’aujourd’hui apportent un éclairage.

La vie est sacrée

La structure de la première lecture offre l’avantage de mettre l’accent sur la cohérence thématique des textes liturgiques. La compassion et la miséricorde sont présentées comme la voie royale à emprunter. Rappelons succinctement le contexte : le roi Saül poursuit David car il craint d’être détrôné par le jeune homme. Saül le poursuit et cherche à l’éliminer. Dans cette rencontre similaire à celle du chapitre 24 du premier livre de Samuel, David reconnaît le caractère unique du monarque qui est le représentant, le délégué de la divinité. En d’autres termes, son messie. Suite à un mystérieux sommeil rappelant Genèse 2,21, Saül se retrouve à la merci de David. La mention d’une étrange torpeur indique comment, dans le texte, la divinité orchestre subtilement les événements afin de favoriser David et de lui offrir la chance de vaincre Saül. D’ailleurs, Abishaï (neveu de David selon 1 Chroniques 2,16) l’incite à mettre fin aux jours de Saül.

Le texte est construit pour mettre en relief la miséricorde de David. Celui-ci rejette l’ultime geste à l’inverse de Caïn (Gn 4,1-16) qui sous l’impulsion de la colère fait couler le sang d’Abel [1]. David, au nom du lien intime entre le roi et la divinité, rejette cette opportunité. Néanmoins, sur le plan symbolique, David manifeste une certaine ascendance sur Saül en lui dérobant sa lance et sa gourde d’eau (allégorie de la vie dans un pays désertique). En épargnant la vie de Saül, le texte métaphoriquement dévoile comment la vie est sacrée et se doit d’être préservée. Dans cette optique, la compassion et la bienveillance constituent le chemin privilégié pour accomplir l’idéal biblique : la préservation de la vie.

Un Dieu bienveillant

Le psaume 102 traite peut-être de la gratitude d’une personne ayant connue des déboires importants voire une problématique grave de santé qui lui ont fait redouter une situation dramatique. Il s’agit de rendre grâce à la divinité.

Un des clichés le plus fréquemment entendu lorsque les images de la divinité sont traitées dans la Bible se décline comme une antinomie : l’image de la divinité du Premier Testament se perçoit comme vengeresse alors que celle du Nouveau Testament se centre sur l’amour. Cela ne rend guère justice à la complexité des figures et des théologies de toute la Bible. Aussi bien dans le Premier que dans le Nouveau Testament, on observe une pluralité de représentations de Dieu. Le Psaume de ce dimanche déconstruit le lieu commun d’une divinité capricieuse. Au contraire, la tendresse et l’affection caractérisent la relation entre la divinité et l’humanité au sein des deux Testaments [2].

Cela s’observe, entre autres, dans le Premier Testament où la divinité espère patiemment que l’humanité, malgré ses errements, se transforme : « Je vous donnerai un cœur nouveau, je mettrai en vous un esprit nouveau. J’ôterai de votre chair le cœur de pierre, je vous donnerai un cœur de chair. » (Ézéchiel 36,26 ; voir également Jérémie 31,31ss). En suivant les préceptes d’une bienveillance de plus en plus inclusive envers les autres êtres, l’humanité se montre alors comme un noble partenaire favorisant la vie sous toutes ses formes.

Intégrer le modèle

Dans le célèbre chapitre 15 de la première lettre à la communauté de Corinthe, Paul traite de la résurrection et des divers enjeux qui y sont reliées. Dans le passage de ce dimanche, l’apôtre emploie une technique métaphorique faisant appel à la notion de prototype où la figure mythique d’Adam devient l’archétype de l’humanité dans sa condition fragile et vulnérable d’être vivant (il fait allusion ici à Gn 2,7). Il y propose également le dernier ou le nouvel Adam. Ce procédé était bien connu de la théologie juive de l’époque [3]. Paul l’applique tout simplement au Christ. Si Adam est un être vivant, le Christ n’est pas qu’un vivant dans sa condition de ressuscité, mais un donneur de vie. Le « corps » de ressuscité est qualifié de spirituel [4]. Cette plénitude de vie, le Christ peut la communiquer à tout être.

Si le passage se prête bien aux considérations eschatologiques, il est possible d’adopter un autre regard concernant notre temps présent : la comparaison Adam/Christ peut également illustrer le parcours d’intégration sociale et psychospirituelle. En effet, l’Adam original représenterait un point de départ où le sujet est mu par ses fragilités qui mobilisent voire déterminent parfois les gestes et les réflexions [5]. Une des conséquences du cheminement spirituel consiste à unifier l’être dans ses multiples dimensions (personnelle, sociale, relationnelle, éthique et spirituelle). Cette unification favorise une adhésion aux préceptes évangéliques. Sans une telle intégration, une confusion peut naître où le sujet perçoit un commandement ou un ordre externe à lui-même (par exemple, aimer son prochain) comme un impératif éthique à appliquer plutôt qu’une voie à expérimenter, à vivre ; en quelque sorte un horizon vers lequel tendre. Dans cette perspective, le cheminement spirituel peut s’illustrer par l’Adam (point de départ) et le dernier Adam (point d’arrivée et point de départ d’une nouvelle étape) où une unité plus grande de l’être (toujours en devenir) y est symbolisée par cette figure.

Une invitation à la miséricorde

Le passage évangélique fait suite à la version lucanienne des béatitudes. En l’adaptant à un auditoire gréco-romain, le rédacteur en radicalise la perspective éthique : les disciples sont invité.e.s à aller au-delà de la réciprocité pour adopter la perspective divine. Dans un parallélisme aux préceptes usuels, le texte oppose la posture de Dieu qui accorde sa grâce indépendamment aux « mérites » des personnes. L’accent est mis sur les besoins des personnes. Le verset 35 offre une clé d’interprétation : « Au contraire, aimez vos ennemis, faites du bien et prêtez sans rien espérer en retour. Alors votre récompense sera grande, et vous serez les fils du Très-Haut, car lui, il est bon pour les ingrats et les méchants. » La « récompense » consiste à être identifié.e à une parenté avec Dieu (verset 34).

De plus, cette attitude ne concerne pas d’abord l’au-delà, mais davantage la manière de vivre dans l’aujourd’hui. Paradoxalement, la dimension de la réciprocité est inversée : en agissant en disciple, cette personne évite de subir les conséquences de ses propres jugements absolus parce que fréquemment, les gens jugent en fonction de la grille éthique utilisée par soi comme le souligne le verset 38 : « Car la mesure dont vous vous servez pour les autres servira de mesure aussi pour vous. ».  Ainsi l’ouverture et l’accueil de l’altérité sont maintenus.

La déclaration sur le non jugement cherche également à éviter de marginaliser les personnes en les catégorisant de manière absolue. Il ne s’agit donc pas de ne pas juger car cela fait partie intégrante des facultés humaines, mais prendre acte que tout jugement s’avère partiel et partial. En d’autres termes, le fait de juger ne doit pas être considéré que négativement, mais de se rappeler que tout jugement s’avère provisoire [6].

Une interpellation à vivre

Si la faculté de juger fait partie des caractéristiques humaines, il est légitime de s’interroger sur les motifs nous incitant, parfois à notre corps défendant, à juger péremptoirement. Lytta Basset y voit une expression de notre propre vulnérabilité :

Il apparaît qu’émettre des jugements définitifs peut avoir pour fonction essentielle de nous rassurer. En effet, il insupportable d’avoir à admettre qu’autrui puisse être à la fois odieux et aimable. Classer quelqu’un a pour résultat immédiat de satisfaire aux exigences de la pensée : une chose ne peut être à la fois ceci et son contraire. Mais la vie se charge alors d’apporter un démenti à cette classification rassurante : telle personne n’est pas aussi noire qu’on l’avait cru, telle autre se révèle bien en deçà de l’image qu’on en avait. Dans le premier cas, on peut avoir l’honnêteté de reconnaître qu’on avait mal jugé; dans le second on peut se sentir assez fort pour ne pas noircir autrui sous le coup de la déception [7].

Autrement dit, le jugement absolu correspond en quelque sorte à un mécanisme de défense visant à mettre à distance ce qui nous perturbe non chez l’autre, mais aussi en soi.

Image de Dieu

D’une certaine manière, la façon dont nous jugeons tout autant le monde que soi est souvent reliée à notre représentation de Dieu. Elle constitue le reflet de notre relation à Dieu. Ainsi, certains portraits de la divinité concourent à enfermer des personnes dans un jugement austère. La tentation, pour un ou une intervenant.e en pastorale, est de « rectifier » l’image afin de donner la « bonne image » de Dieu à cette personne. D’une part, il s’avère fort hasardeux de qualifier les images de Dieu et elles ne se transforment pas par un simple discours. Le type de relation à Dieu a un impact sur bien des aspects de la vie et détermine en grande partie le regard global d’une personne croyante d’autre part. À mon avis, l’attitude pastorale la plus féconde consiste à accompagner sans chercher d’emblée à transformer la vision de la personne, mais d’interroger davantage sa représentation de la divinité [8].

Sortir du fatalisme

D’aucuns, à notre époque, se réclament d’une forme de « réalisme » en affichant un jugement anthropologique fataliste et pessimiste. Il est de bon ton de condamner sans appel l’humanité. Or, un tel verdict s’appuie sur une vision tronquée de l’être humain. Certes, le genre humain n’est pas parfait, mais elle se montre capable d’empathie, de compassion et de bienveillance. Ces aptitudes sont inhérentes à la condition humaine comme le dévoilent certaines études [9]. Pour élaborer une vision plus juste, il importe de prendre en compte l’ensemble des caractéristiques humaines dont l’empathie est la portion congrue comme le souligne à bon droit Lytta Basset :

Si je partage avec beaucoup le désir de réhabiliter l’être humain, c’est en accord avec ce que je perçois du Dieu biblique. Le dénigrement systématique de notre nature est le fruit de notre prétendue connaissance du Bien et du Mal. En revanche, le lieu où se tient le Tout-Autre, par-delà nos catégories morales, est tendresse primordiale, inépuisable bienveillance. Quand nous posons sur une personne ce regard de compassion qui la restaure dans son être, nous incarnons Son regard, souvent sans le savoir; nous la voyons telle qu’Il l’a créée : un être structuré par l’ouverture à autrui, un être fait à sa ressemblance, c’est-à-dire de la même étoffe que lui. […]un espace reste largement inexploré : notre capacité à développer une perception de l’empathie divine à notre égard — capacité qui grandit au fur et à mesure que nous développons notre empathie pour les autres, pour l’humanité à laquelle nous appartenons. [10]

Diplômé en études bibliques (Université de Montréal), Patrice Perreault a travaillé pendant longtemps en milieu paroissial. Il est maintenant impliqué dans divers groupes communautaires à Granby.

[1] Rappelons que le sang est le principe même de la vie dans l’anthropologie biblique. D’ailleurs, il semble que les êtres humains pouvaient consommer de la viande animale qu’après le déluge (Gn 9,3-5) selon des règles strictes. Si l’alimentation carnée se doit d’être exempte de sang, c’est simplement parce que le sang symboliquement est l’équivalent de la vie. C’est par ailleurs, ce principe de vie qui se trouve à l’origine de la réparation proportionnelle : « Quant au sang, votre principe de vie, j’en demanderai compte à tout animal et j’en demanderai compte à tout homme ; à chacun, je demanderai compte de la vie de l’homme, son frère. Si quelqu’un verse le sang de l’homme, par l’homme son sang sera versé. Car Dieu a fait l’homme à son image. » (Gn 9,5-6 voir aussi Ex 21,23ss).
[2] Le Psaume cite Exode 34, 6 : « LE SEIGNEUR, LE SEIGNEUR, Dieu tendre et miséricordieux, lent à la colère, plein d’amour et de vérité ».
[3] Voir par exemple le livre intertestamentaire 1 Hénoch, 90, 37 où la métaphore animale symbolise l’être humain. Le taureau blanc correspond à Adam (1 Hénoch 85, 3). Cette image est reprise en 90,37 pour décrire le changement de l’humanité selon les caractéristiques de ce nouvel Adam.
[4] Il serait trop long d’élaborer sur le corps de la résurrection. Pour aller plus en profondeur voir : Sébastien Doane, « Les semences, images de la résurrection »,
, et le commentaire de Rodolfo Felices Luna sur l’image du corps spirituel que je partage : « D’un point de vue biblique, « résurrection » ne veut pas dire « réanimation de cadavre ». La mort de Jésus est suivie d’une vie totalement nouvelle, difficile à décrire ou à imaginer dans notre monde. Saint Paul répond aux Corinthiens que les morts ne ressuscitent pas avec tel corps ou tel autre, mais qu’ils deviennent plutôt un « corps spirituel » (1 Corinthiens 15). Nous pourrions trouver les os ou les cendres du Christ, cela n’infirmerait en rien la foi qu’il est ressuscité, qu’il vit d’une vie nouvelle, la vie de Dieu. » tiré de l’article, « Le tombeau perdu de Jésus? », (consultés le 12 octobre 2021).
[5] Pour approfondir les notions de cheminement spirituel et des défis impliqués, voir Thomas Keating, La condition spirituelle de l’être humain, Paris, Actes Sud (Le souffle de l’esprit), 2013.
[6] Lytta Basset, « Moi, je ne juge personne ». L’évangile au-delà de la morale, Paris, Albin Michel, 2003, p. 53.
[7] Lytta Basset, « Moi, je ne juge personne », p. 52-53.
[8] Voir à ce sujet : Suzanne Rousseau, En-quête de sens. Guide la dynamique spirituelle contemporaine, Ottawa, Novalis, 2018. L’autrice rappelle que de tenter de modifier une image si la personne n’est pas prête, risque de la figer davantage dans une représentation rigide.
[9] Voir Lytta Basset, Oser la bienveillance, Paris, Albin Michel, 2014, pp. 132-136.
[10] Lytta Basset, Oser la bienveillance, pp. 136-137 et 138.

Source : Le Feuillet biblique, no 2744. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.

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